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lundi 18 avril 2011

Dagerman, les mots asphyxiés

Stig Dagerman par Bertil Danielsson

Le 4 novembre 1954, indifférent à la morsure du froid glacial, le Suédois pénétra dans son garage hermétiquement clos, s’installa sur le siège conducteur de la voiture, referma la portière, entrouvrit légèrement la fenêtre, alluma le contact. Mains gelées, les doigts crispés saisirent le volant, les bras seulement tendus vers la funeste étreinte qui n'allait plus tarder. Il laissa choir ses ténébreuses pensées sur le repose-tête, referma sur elles ses paupières alourdies d’angoisse, tandis que tournait le moteur.

Il avait fixé l’heure, le lieu, les circonstances du rendez-vous fatal, en avait réuni les conditions, mesuré l’irrémédiable conséquence. Bientôt, l’impudente céda à la convocation, apposa l’ultime baiser consenti sur les douces lèvres bleuies, aspira son dernier souffle, fulgurant d’existence. Stig Dagerman venait d’accomplir le redoutable « saut dans un grand trou ».

Il venait à peine d’atteindre 31 ans, et du point de vue du père de l’Eglise, Augustin, de commettre un homicide. « Celui qui se tue ne tue pas autre chose qu’un homme », rappelait-il dans La Cité de Dieu. Mais de cette cité,  précisément Dagerman, « dépourvu de foi »,  se savait exclus. 
« Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu. »
Ecrivain, journaliste, poète, dramaturge, anarchiste, deux fois marié, père de trois enfants, Dagerman en avait fini « d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ». Il fut « un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique » face à la menace constante de la mort, écrivait-il, deux ans auparavant, de ces mots pleins de la revendication charnelle d'une proie qui s’offre la digne liberté de clamer la vigueur de son sang et l’éclat de sa vie traquée.

Le jeune homme avait fait le tour de toutes ces consolations « aux chuchotements odieux » qui venaient le narguer sans relâche.
« Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche ! »
Il avait livré ses « belles combinaisons de mots », en avait été ô combien récompensé, puisqu’il connaissait désormais la richesse, la gloire et même le silence vivant. Le talent, l’écriture, le succès, l'abondance ne brisaient pas sa solitude, ne lui accordaient nulle liberté, ne le protégeaient pas contre la mort. Au contraire, ces semblants de consolation l’isolaient et le retranchaient du monde, l’asservissaient, le désespéraient et la mort le cernait mieux encore.

Il se rendait à l’évidence :
 « Le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. »
Le romancier se découvrait prisonnier d'une condition factice, en mesurait l’absurdité révoltante. A quoi bon vivre quand le désespoir enveloppe toute existence ? 
« Un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. »
Dagerman n’avait plus que faire des fausses consolations.  Il était en quête de la seule, la vraie, celle dont avait tant besoin l’humanité, celle « qui illumine », qui n’annihilerait surtout pas la liberté mais l’admettrait, celle qui lui accorderait le pardon sans lui offrir d’excuse.

L’écrivain était tôt parvenu au sommet de son art aux yeux du monde, avait succombé aux feux de la rampe, ignorait tout de la douleur du poète maudit. Il lui semblait avoir cédé à la facilité, trahi et même perdu sa « capacité de créer de la beauté à partir de [son] désespoir, de [son] dégoût, de [ses] faiblesses ».

L’écriture aurait dû être sa consolation par excellence, admettait-il, lorsqu’il établissait qu’il désirait plus que tout ce qu’il n’aurait jamais : « la confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde ». Il savait cela était à la portée d’autres que lui. Kafka, qu’il admirait entre tous, en était le parfait exemple à ses yeux.

Dans un texte intitulé Kafka et la recherche de la vérité, publié en 1945, Dagerman avait alors relevé que « personne ne peut être plus odieux à celui qui désire une béquille pour soutenir une foi vacillante ou un poteau indicateur dans le maquis du monde, ni moins chercher à s’insinuer dans ses bonnes grâces, que cet écrivain judeo-allemand, mort depuis plus de vingt ans, qui a apporté à tous ceux qui, dans le monde, recherchent la vérité une consolation désespérée sous la forme de ces paroles : comprendre une chose et se méprendre sur elle ne s’excluent pas complètement. »

Cette année-là avait été vouée à une extraordinaire et dense production littéraire. « Un des sommets de sa courte vie », souligna son biographe Georges Ueberschlag. Selon lui, Dagerman publia alors plusieurs centaines d’articles, comptes rendus et vers.

Il publia en outre son premier roman, Le Serpent, aussitôt célébré par la critique. L’année suivante, L'île des condamnés autre roman et Le Condamné à mort, sa première pièce de théâtre, furent acclamés. En 1947, il surprit son monde avec Automne allemand, recueil de reportages sur l’Allemagne d’après-guerre, et Jeux de la nuit, un recueil de nouvelles. En 1948, parurent la pièce L’Ombre de Mart et le roman L’Enfant brûlé, avant Le Jeu de la vérité. L’année d’après, il signa une autre pièce L’Arriviste, suivie d’un roman, Ennuis de noce.

Puis quasiment plus rien ne jaillit sous sa plume. Les pages demeuraient blanches. Le monde était plus fort que lui. Et puis, il découvrit le moyen décisif d'une « puissance sans bornes ».
« Il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de liberté. »
Dagerman venait d'entrevoir, dans cette funeste perspective, « plus qu’une consolation et qu’une grande philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre ». Deux ans, s'écoulèrent sans qu'aucune hache n'ait su trouver « prise sur le silence vivant », sans qu'aucun feu nouveau n'ait pu réduire en cendres « le souvenir du miracle de la libération ».

Ses mots asphyxiés devaient faire de lui un homme libre dans le silence d'une mort annoncée.

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman, traduction de Philippe Bouquet (Ed. Actes Sud)