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lundi 1 septembre 2014

Présences à Frontenay : « Il faut écouter nos morts »

Cimetière du Château de Frontenay - Août 2014 (c) Zoé Balthus

« Au départ, c'était trois ou quatre personnages loufoques qui ont surgi pour annoncer le récital. A moitié ivres, ou plus, ils évoquaient un jour de pluie leurs camarades de la Der des Der devant la grotte de Frontenay. Puis cette vision s'estompa. Surgit un jeune homme ardent, secret, solitaire. Il est dans un grenier surchauffé par un été souverain. Il y a lu tous les numéros du Journal Illustré de la Grande Guerre, puis des recueils jaunis de poètes de l'époque. Voilà des jours et des nuits qu'il n'est plus descendu. Quand il ne lit pas, il arpente le grenier, parle à lui-même ou fixe un temps indéfini la vieille lucarne où la lune passe et parfois un hibou avant de se poser sur l'oeil de boeuf. Ce soir est le dernier. Il lira une sélection de poèmes en hommage à ceux qu'il n'a pas connus. Il a organisé son affaire en grandes veilles autour des heures.Après, il redescendra dans les rues, se mêlera à la foule anonyme, reprendra sa vie là où il l'avait suspendue. Mais avant, il tient à leur dire ce texte qu'il leur a écrit. Il hésite. Il se lève. Il se sent un peu ridicule, et en même temps, il sait accomplir un de ces gestes qui font homme un homme, et parfois, mieux, un frère : 

 « Il faut écouter nos morts. Tous nos morts. Comme Ulysse, s'approcher des lèvres de la terre, les voir remonter un à un — lui, lui et lui et elle, elle et elle. Les écouter nous parler. Ils nous attendent depuis si longtemps. Leur voix n'est-elle pas de notre sang et notre mémoire ? Ne sont-ils pas les pères et les mères de chacun d'entre nous ?

Il faut écouter nos morts d'août 14. Leurs histoires, leurs cris, leurs chants et leur rage. C'est dans leurs poèmes. Pourquoi ne les avez-vous pas lus ? Pourquoi fuyez-vous, disent-ils ? Est-ce ma mort qui vous fait peur ? Nous nous redressons, les regardons dans les yeux, puis les baissons à nouveau. Eux et nous, on sait bien pourquoi. 

Il faut écouter nos morts, d'août 14 à novembre 18. Tous. Quand leur donnerons-nous ce qu'ils nous réclament ? Oserons-nous la dire, pour eux et pour nous, la vérité, celle qui nous brûle les lèvres et dont la lumière nous effraie ? Qu'ils sont morts pour rien. Tous, dans cette Grande Guerre, lui, lui, et lui et elle, elle et elle, tous, ils sont morts pour rien. 

Dis-le encore: ils sont morts pour rien ! Peut-être, y a-t-il des guerres justes. Ou nécessaires. Ou des causes qui méritent qu'on lutte et meure pour elles. Ou des enchaînements aveugles. Mais pas eux, ils sont partis, ont souffert, cadavres perdus pour des illusions qui s'accrochent aux esprits et les rendent comme fous.

Les obus, la boue, les tranchées, ces corps amoncelés jusque dans le coeur des mères, et ces jours plus froids que le plus froid des cimetières... pour rien. Une lutte à mort entre frères que jamais rien n'expliquera et qu'il faut ensuite la nuit durant porter, porter jusque dans les yeux de ses enfants et des enfants de ses enfants.

Après, il a fallu mentir à soi-même. Se serrer bien fort et refouler ses larmes et garder pour soi ce qui ne sait se dire. On le sait bien, nous. Pourquoi, croyez-vous que petit-fils, arrière et arrière-petit-fils et filles, nous ne pouvons plus regarder la lumière d'un jour ordinaire sans nous éprouver coupables ?

Vous criez si fort en nous ! Le sang coulé entre frères, la tache rouge sur le front de l'Europe, qui l'effacera ? Morts, des millions vous fûtes et vous nous débordez encore. Nos champs, nos bois, nos villes, vous les couvrez tous. Nos villages, nous vous les avons remis. Nos monuments aux morts sont vos palais. Même après nos mots ou nos croyances, on y voit vos cadavres qui s'y promènent librement et nous travaillent en secret. Nul n'a su vous enterrer. Nous, on est plus blancs que vos squelettes. On pue la mort et la peur. Qui vous rendra la paix et à nous l'espérance ?

Il faut écouter nos morts. Leurs voix sont si chaudes dans leurs poèmes. Elles vibrent et gardent forte la vie qui leur fut ôtée. Là seul, revit le lien fraternel qui nous unit, vivants et morts. Vos voix dans nos voix, comme nos pas en vos pas, et se reforme le camp de notre vie provisoire ; la flamme du feu brille et monte à nouveau ; la voûte étoilée se rapproche ; les arbres et les animaux à nouveau nous entourent. Peu à peu, nos joues et nos mémoires revivent. Promis, nous referons l'humanité sur cette terre. Avec vous.  « Tous ensemble, tous ensemble, tous... »


IXe Présences à Frontenay - Août 14 ! – Un film de Zoé Balthus

(Et pendant qu'il récite son texte, les quatre personnages loufoques sont réapparus. Dépenaillés, sales, l'air jovial, ils se sont installés autour du feu de bois. Il crachine doucement une pluie bretonne. « La guerre, le terrible pensoir de l'homme, sa lumière crue, son extra-lucidité », disent-ils. Puis ils rigolent. Ils boivent une drôle de gnole, un tord-boyaux interdit depuis. Ils boivent. Ils boivent. Ils boivent). » 

Pierrick de Chermont, Argument pour Il faut écouter nos morts
Récital de Piano et de Poésie - IXe édition de Présences à Frontenay - Août 14 !
Avec la Revue Nunc