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jeudi 19 septembre 2013

Bouvier: des personnages, des visages, en mots et en images

Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Embarqué à bord du MM Cambodge à Colombo, et après une brève étape à Saigon, Nicolas Bouvier atteignit le port de Yokohama le 20 octobre 1955 où il sentit instantanément qu’il mettait le pied sur une terre salubre et bienveillante, contrastant grandement et pour son plus grand bonheur, avec l'île de Ceylan et son atmosphère viciée qui avait bien failli le perdre définitivement. 
« L’air de Yokohama s’avalait comme du champagne », se réjouit-il avec style. Il avait quitté l’Europe près de trois années auparavant. Il avait 26 ans et plus de souvenirs que s’il en avait mille.

Il accostait le Japon avec l'enthousiasme incrédule d'un rescapé. Et aussitôt, il partit à l'assaut de Tokyo qu'il aborda au hasard, à pied, avec juste sa brosse à dents en poche,  après avoir laissé son bagage à la consigne de la gare centrale. 
« C’était un bonheur de marcher dans ces longues avenues rafraîchies par le vent en regardant les visages. Toutes les femmes avaient l’air lavées, tous les passants semblaient s’acheminer vers une destination précise, tous les travailleurs travaillaient et l’on trouvait partout des boutiques minuscules qui offraient pour quelques yens un café fort et bon : petits miracles auxquels, après deux ans d’Asie, j’avais cessé de croire. » 
Il se promena dans Tokyo, huit heures durant, à observer et réfléchir. Tard dans la soirée, il s’était retrouvé dans un petit quartier aux rues étroites, « menu, coquet, l’air bricolé de la veille, avec des restes d’une rue plus grande ».

La faim le tiraillant, il poussa la porte du Café Bar Shi. Shi signifie poème. « Ca ne m’a pas épaté du tout : dans ma promenade j’étais tombé sur deux tea-rooms Rilke, un snack François-Villon, un billard Rimbaud et un magasin Julien-Sorel (lingerie friponne). On a des goûts relevés, ici. Dans le local pas plus grand qu’une roulotte, j’ai à peine été surpris de trouver trois gravures de Daumier et d’entendre l’électrophone murmurer du Ravel. »  Epuisé, grisé, il s’était endormi en un clin d’œil sur le comptoir si bien et profondément que le patron, à l’heure de la fermeture, lui avait laissé les clefs !

Ce ton de douce malice émaille bien des récits de Nicolas Bouvier, participe de leurs délices. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est une écriture résolument guidée par le regard, par une mémoire photographique. De fait, c’est au Japon qu’il  fut initié au beau métier de photographe. 


« Je suis devenu photographe par désespoir et portraitiste par accident », croyait-il. En réalité, il s’agissait d’un véritable don,- ou d’une inclination naturelle si l’on préfère -, qui se serait révélé tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre. La nécessité s’était simplement mêlée de la partie. 
« Voyager comme je l’ai fait n’est pas une activité innocente. Vous êtes parfois mis dans des situations très dangereuses où vous obligé de sortir vos atouts, s’il vous en reste encore. Si vous n’en avez plus vous mourrez. »
Il était très jeune, et le voyage révélait justement ses merveilleux atouts. Or, cet homme était un œil, un œil  exceptionnel et vif, attiré par les visages comme un aimant. Il avait le génie d'en tirer des clichés et des métaphores tour à tour splendides, drôles, émouvants et toujours marqués de finesse et de justesse incomparables. 

Il croyait que chaque chose avait son mot et affirmait, même si l’on a peine à le croire, qu'il lui en coûtait de se battre « pour faire la poste entre les mots et les choses ». Il s'évertuait à établir entre eux la meilleure correspondance.  « C’est comme réunir deux partenaires qui ignoreraient leur adresse respective », disait-il. Du Bouvier tout craché.

Il croyait « qu’il y a un visage du monde qui nous est dérobé, qu’on peut apprendre à palper par petites touches, et qui repose dans une sorte d’harmonie parfaite ». La recherche mystique l’intéressait davantage, soulignait-il, que la recherche théologique ou l’herméneutique. Il était porté naturellement par les histoires mystiques et d’illuminations.   


Il avait en outre remarqué que « le langage s’arrête à un certain point ». Et lorsque ce point où il devient impossible de décrire est atteint, l'on se heurte à cette douane, cet au-delà où, notait-il, « vous avez deux mots sentinelles qui sont « indicible » et « ineffable » et derrière il n’y a plus de texte. »

Aussi l’on se réjouit de ses voyages aux confins du langage et l’on goûte chaque portrait composé au cœur de ses récits, chaque récit présent dans ses photographies. On est épris de son périple nippon, sensible à chaque personnage ayant croisé sa route qu'il entend présenter au monde entier. Son Japon n’était pas fait de terre, mais de chair, ne s’épanouissait pas en paysages mais en visages humbles et généreux, en personnages remarquables qui, d’une façon ou d’une autre, ont orienté son audacieuse aventure de jeunesse.


Parade du Jidaï matsuri, Kyôto - octobre 1964 (c) Nicolas Bouvier
« Je ne me souviens pas d’un seul visage vulgaire et les yeux n’exprimaient que douceur, confiance et amusement », relevait-il avec une affection palpable dans Chronique japonaise, un fabuleux patchwork d’impressions - nées à l'occasion de différents séjours dans l'archipel, à quelques années d’intervalle,-d’intercalaires historiques, érudits, magnifiques.

Ainsi il s’installa dans un quartier périphérique et pauvre de Tokyo. Des boulots d’occasion d’abord et puis des piges qu’il partageait avec un traducteur, lui permirent de manger et se loger. En vérité, il peinait à joindre les deux bouts. Un photographe japonais, « recyclé comme barman », avec lequel il s’était lié, avait fini par modifier le cours de sa galère en lui prêtant un vieil appareil photographique à soufflet, lui donnant ses premiers cours de chambre noire, en lui faisant remarquer que la photographie éliminait le besoin de traduction et le partage du revenu.

« Nous développions mes films dans les shakers de son  bar, après la fermeture, et les rincions très soigneusement pour que les cocktails du lendemain n’ait pas le goût d’hyposulfite », raconta-t-il en 1992 à Irène Lichtenstein-Fall, dans Routes et Déroutes.


Les habitants de son quartier furent ses premiers clients, ses premiers sujets photographiques. Il leur tirait le portrait. « Mes voisins étaient bien trop pauvres pour avoir autre chose que leur tête à photographier »,  soulignait-il, mi badin, mi mélancolique. Bouvier photographiait désormais pour gagner sa vie.
 « Donc surtout des têtes, lavées, rasées, étuvées, qui venaient poser devant mon objectif au sortir du bain vespéral. Fillettes en larmes, un énorme nœud dans leurs cheveux noirs, vieillards aussi ridés que des tortues, le poissonnier, un bandeau blanc à pois bleus noué autour du front perlé de sueur, ou la jeune coiffeuse poitrinaire qu’à force de trucages et de contre-jours j’étais parvenu à transformer en une sorte de star. »
Il était devenu « une bonne à tout faire photographique ». Cet autoportrait du jeune homme en caricature de photographe, amuse, émeut et attise la sympathie éprouvée à l’endroit de ce naufragé volontaire au bout du monde, de l’écrivain-voyageur-photographe-iconographe porté disparu, emporté par un cancer en  1998. 

A ses débuts, sa spécialité de portraitiste lui avait valu des semaines d’approche et de mise en confiance de ses modèles. Il y passait un temps fou, refusait les photos prises à la dérobée. Le contact et l’autorisation du sujet pour lui étaient essentiels à plus d'un titre mais surtout parce que lors de ces rencontres, il se passait des choses qui précisaient sa vision de l'humain. 
« Je crois qu’il est très important que la personne regarde la caméra, c’est un acte de confiance, et dans ce regard vous trouvez des choses qui aident énormément à vivre. Je pourrais consacrer ma vie aux visages des autres. » 
De fait, il fit sa « petite razzia de visages » à travers le Japon. Plus tard, il soulignera : 
« Je suis portraitiste. Si le paysage est superbe, je le prends et si la photo est bonne, je m’en réjouis. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est le visage des gens et encore plus, ce qui se passe entre le photographe et le modèle au moment où prend place cette opération à caractère magique. »
Il s’était sincèrement pris de passion pour la pratique photographique qui l’émerveillait et bouleversait son rapport au temps. Il expliquait dans ses Notes en vrac sur le visage, que « par un paradoxe heureux, l’obturateur réglé au 1/60e devient donc une machine à parcourir le temps, capable de fixer dans le même cliché l’impermanence de l’instantané et la durée dans laquelle il s’inscrit. La photo concentre ou dilue le temps avec autant de liberté que le fait la musique, alors que la peinture n’a pas ce privilège » .

C’était l’été 1956, et les affaires n’étaient brillantes pour personne, « l’argent rare et les kimonos de mariage déposés depuis longtemps au clou ». Le photographe débutant était payé en nature. 
« Six œufs, une petite pieuvre, trois chemises blanchies et amidonnées, une séance chez le masseur. Seules les prostituées du ravissant quartier réservé qui jouxtait le nôtre, et qui sont toujours en fonds, payaient cash : cela permettait d’acheter la pellicule et d’envoyer du courrier en Europe. »
Bien sûr, ce n’était pas le Pérou. Il vivait avec l’équivalent d’un franc par jour. Il roulait ses cigarettes « dans du papier avion avec un vieux fond de tabac de pipe et les colle au riz bouilli ». La misère force le génie. 
« Quand Ota san les a vues – on ne roule pas les cigarettes ici – il est parti d’un rire irrépressible, enfantin, délicieux. Avec son vieux visage plissé, ses chaussettes reprisées, son complet qui « pochait » aux coudes, aux genoux, au derrière, ses dents jaunies et écartées, il avait l’air d’un bon lapin salace, un peu mité.  Je lui en ai offert une qu’il a déposée comme une relique dans son portefeuille, et qu’il a sans doute montrée partout. Pas un mot au sujet du loyer. De ce jour, le quartier a changé, il s’est ouvert, m’a laissé voir des faibles qu’il m’avait pudiquement cachés. » 
Monsieur Ota était le propriétaire de son humble logement, venu collecter le loyer. Bouvier était sur la paille et lui devait un mois. Les mots avaient été inutiles. La cigarette roulée avait suffi à faire entendre la condition précise du jeune homme. Ota avait goûté le style du Français sans le sou, tout aussi métaphorique qu'un haïku. 
« « Une grenouille plonge dans le vieil étang, ploc. » Et c’est un instant de la vie qui passe. Le haïku est philosophiquement, l’opposé et l’antidote du projet. »
Les affaires n’allèrent guère mieux et, en 1956, année du Singe, Bouvier apprenait à « ne plus manger du tout ». La faim était le signe de la misère véritable qu’il évoquait avec un flegme digne d’un sujet britannique, notant que « c’est le meilleur moyen de vaincre les dernières réticences qu’inspirent une cuisine étrangère. » Et de préciser : 
« Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droits dans l’estomac. »
Il avait atteint un point de non-retour, mais de cette fatalité jaillirait nécessairement quelque chose. De fait, ne manquant ni de méninges ni d’instinct ni de désir, ni d’atouts, parvenu littéralement au pied du mur, une clef étrange presque magique allait lui être offerte. 
« Quand les choses tournent mal, plutôt que de trop attendre des gens, il faut aiguiser ses rapports avec les choses ; c’est un simple mur qui m’a tiré d’affaires. »
Il aurait pu ne pas la voir ou l’ignorer, mais il s’en saisit aussitôt jouant son va-tout si bien qu’elle lui ouvrit la voie parfaite pour rentrer en Europe. Il errait depuis quelque temps, la faim au ventre, sur un terrain vague qui surplombait un mur de béton qui s’était mué, soudain, sous ses yeux ébahis, en une formidable scène de béton emplie de passants tout au long du jour et de la nuit. Il s’agissait d’un théâtre incroyable que personne à Tokyo n’avait jamais considéré sous ce jour et encore moins songé à le photographier. La belle ironie du sort. 
Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Il s'était alors posté en face avec son appareil et en tira une série photographique avec des pellicules achetées grâce aux quelques yens qui lui restaient. Il avait photographié ce théâtre vivant comme on joue un coup de poker, celui de la dernière chance.
« Ce soir j’ai terminé mon dernier film. Heureusement. En quatre jours, j’étais devenu mythomane. Les simples passants ne me suffisaient plus. Devant mon mur, je voulais de l’action, une querelle, un assassinat… l’Empereur. » 
Cette dernière cartouche avait mis dans le mille. Ses images remportèrent un succès retentissant et lui permit de s’offrir un billet pour Marseille, en bateau. Sacré coup de théâtre. Il se sauvait, au propre et au figuré, avec panache. 

En 1964, année du Dragon, il était de retour au Japon, cette fois avec son épouse, son petit garçon et une mission rémunérée. 
« Le pays, le souvenir que j’en avais, moi-même : tout s’était modifié. Rien ne s’ajustait plus. Tout était à reprendre. » 
C’était manifestement compliqué pour lui de revenir sur ces lieux et dans ces circonstances nouvelles. La mue avait eu lieu mais l’enveloppe encore fraîche était pénible à endosser. Il avait mal à l’être et l’endurait avec stoïcisme. 
« J’ai posé ma vieille peau quelque part dans l’étendue du sommeil. La nouvelle est encore douloureuse et fragile mais il y aura certainement moyen de vivre à l’aise quelques années dans cette peau-là ; l’autre n’allait vraiment plus
Alors il jeta son dévolu sur Kyôto pour s’établir avec sa famille. Après tout, il n’y avait jamais vécu, la ville était moins chargée d’histoires personnelles, de passé révolu. Lors de son précédent séjour, il avait sillonné le Japon à pied. De Tokyo pour rejoindre Kyôto, il lui avait fallu six ou sept semaines de marche qui lui avait valu une foison de plaisirs et de découvertes uniques, inoubliables, sans prix. La fortune amassée en chemin, l’air de rien.  

Des souvenirs surgissaient de ses jours de marche et de rencontres, quand après ses « nuits passées sous l’auvent de petits temples à la campagne, hameaux et rizières solitaires de la péninsule Ki », il était parvenu « aux faubourgs de l’ancienne capitale en chemineau émerveillé. C’est ainsi qu’il convient d’aborder une ville qui compte six cent temples et treize siècles d’histoire ». Les paysages mêlés de nostalgie défilaient sous ses yeux, tout au long du trajet, à regarder par la fenêtre de l’automobile qui les conduisait dans l’ancienne capitale impériale où, avec Eliane qu’il avait épousée en 1958 et leur petit, ils allaient bâtir leur nouvelle existence. Il classait Kyôto « parmi les dix villes du monde où il vaille de vivre quelque temps. »

En quête d’un logement, il visita une ancienne demeure appartenant à un « vieux couple de patriciens désargentés […] Lui : squelette distingué, un veston de tweed usé passé sur une camisole de flanelle grise qui ressemble à un bourgeron de forçat. Elle, presque aussi décharnée, les yeux enfoncés et fiévreux, le visage comme un chiffon de papier de soie engoncé dans l’encolure d’un kimono sévère et somptueux ».


Et l’on savoure ici, comme maintes fois ailleurs, son talent à esquisser en quelques traits le portrait singulier de cette paire d’ancêtres auprès de qui on ne reviendrait jamais plus. Mais c'est ainsi qu'au fil des pages de Chronique japonaise, le pays prend corps et visage humain. Comme sur l’île de Shikoku, où il séjourna en mai 1966, la région trouva son incarnation dans une servante d’auberge, - parfaite antithèse des beautés peintes par Shoen Uemura - qui s'était attachée à expliquer à Bouvier d’où venait son poisson cru (sashimi) dans une scène exquise. 
« Elle décolle légèrement ses énormes fesses de ses talons,  étend les bras pour expliquer la notion de « grand » et rugit d’une voix rauque okina sakana (un grand poisson). Une bonite, donc. La dimension, le nom du genre animal, et l’on sent qu’à son propre frère elle ne pourrait pas en dire davantage. Elle n’est cependant ni carrément vilaine, ni carrément sotte, ni malheureuse. Elle est plutôt ébauchée. Une ébauche de voix, un visage où les yeux, le nez, la bouche sont à peine esquissés, comme dans le dessin d’un enfant qu’on aurait fait gribouiller trop longtemps et qui aurait perdu tout intérêt à l’entreprise. Elle a des joues énormes et rouges, une touffe considérable de cheveux noirs frisés, et elle remâche ce mot sakana comme une bouchée qui passerait mal. La nature ne s’était pas mise en frais pour elle et lui avait fabriqué juste pour trois yens d’expression, à peine de quoi remplir un visage minuscule, mais elle a dû beaucoup manger, grandir plus que le ciel ne l’avait prévu et ce peu de physionomie qu’elle avait s’est totalement perdu en changeant d’échelle. » 
Il posait un regard amusé, étonné, tendre sur ce qui, tout en étant d’évidence étranger, était aussi étrange, cocasse, excentrique. 
 « J’essaie de mettre en mots des personnages, des figures, des instants, parce que j’ai envie de les faire partager. Je vais chercher les choses assez loin, et si je ne les trouve pas, je n’écris pas. »
Bouvier était un passeur d'une dimension spirituelle singulière, qui aura rendu hommage à la fabuleuse diversité humaine avant de lui tirer sa révérence avec l'extraordinaire satisfaction d'avoir bel et bien habité le monde.

Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)
Le Japon de Nicolas Bouvier (Ed. Hoëbeke)

lundi 9 septembre 2013

Bouvier : voyager, écrire et apprendre à mourir


Nicolas Bouvier - 22 Hospital Street - Un film documentaire (2005) de Christoph Kühn
Nicolas Bouvier prit la route à 19 ans. Il quitta Genève et s’en tint éloigné treize années durant. Il avait voulu partir loin de sa contrée natale, sillonner la terre, prendre le temps de vivre sous d’autres cieux, partir loin et pour longtemps. Il avait choisi de confronter ses rêves de l’étranger à l’étranger et devenait un étranger en soi, peut-être partout et pour toujours.

Il avait ouvert les yeux sur cette grande Terre, les avait plongés dans la multitude de regards qui s'y croisaient. Il s'est jeté au monde, a puisé son or dans les traits des visages rencontrés au hasard des chemins sur lesquels il s'aventurait. Il s'est noyé au fond de l’inconnu, afin de mieux se perdre de vue.


Au contraire du touriste, il n'avait pas mis les voiles « pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël». D'expérience, il affirmait dans Le Poisson-scorpion qu'il fallait « que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels ».


Il entendait le voyage tel qu'un éveil à l’existence et à la valeur du temps qui passe, un face-à-face sans artifice, sans enluminure, sans dorure, sans voile, sans pudeur, telle quelle, dans sa vérité pleine et entière, dure et pénible, belle et pathétique, violente et dramatique. 


En chemin étranger, on se quitte soi-même, on se défait de ce qui prédéfinit, pré-oriente, prédétermine. L’écrivain semblait entendre le voyage telle une conjuration du sort, du sort qui incombait naturellement, qui allait de soi et qu'il refusait. Il entendait être le maître de son destin ou, en tout cas, s’en offrir l’illusion.

« On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? » 
Tout est en question, sans cesse.

Le grand voyageur a connu le sentiment d'abandon du milieu naturel et partant, d'abandon de soi. Il sait la difficulté du déracinement, l'épreuve de l'oubli. Il prend conscience de sa disparition aux yeux de ceux qu'il laisse derrière, de même que les paysages et leurs habitants familiers se volatilisent dans son esprit pour laisser place aux êtres et rivages qu’il visite. Leurs images s'estompent au loin, puis peu à peu au sein même des souvenirs, elles prennent l'allure de mirages. D'autres visages apparaissent le long des terres étrangères qui, à peine apprivoisés, ne tarderont pas à devenir flous à leur tour, aux premières heures du périple suivant.


L’existence du voyageur est une mer aux flux et reflux incessants, comme des marées. Elle se vide et se remplit constamment au gré de ses pérégrinations. Bouvier, dans L’Usage du monde, disait avoir ressenti que, « comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr ». 


Partout où le voyage le conduit, il fait peau neuve. Il se produit une sorte de mue du voyageur. Ce qu'il était se désagrège. D'une rive à l’autre, seulement enveloppé du temps et de l’espace présents, il n'est jamais le même. Plus il s'éloigne d'où il vient, plus il s'en tient éloigné longtemps, plus il se défait aisément de ce qui l'encombre, ce qui pèse inutilement, pour ne conserver que l'infime et strict nécessaire. Ainsi, il se rapproche de l'essentiel. Il avance de plus en plus excorié et nu, soumis à une succession de métamorphoses qui le préparent à l'absolu dénuement de sa finalité d'os et de poussière.


Bouvier avait flirté avec la mort à Ceylan, connu la faim au Japon, était passé par des moments très difficiles et périlleux qui, disait-il, « vous renvoient à vous-même avec brutalité, comme un poignard qui tout d’un coup se retourne contre celui qui le tient. A ce moment-là, on s’aperçoit qu’on n’est rien ».


Autrement dit, les épreuves du voyage crèvent l’ego, cette vaine baudruche, chahutent l’orgueil, ce grotesque postiche, forcent l’humilité face à la reconnaissance de son immense ignorance, font sentir et mesurer toute la réalité de la misérable vacuité des hommes.

 « Quoi qu’on puisse faire, on n’a finalement que ses carences et sa niaiserie à opposer à l’invention du monde qui est fabuleuse. » 
Bouvier enfonce le clou. Se frotter au monde dès lors, c’est accepter de se soumettre à ses innombrables, insoupçonnés, imprévisibles périls et merveilles.

« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme », soulignait-il de sa malicieuse ironie dans Le Poisson-Scorpion. Cet ouvrage, qu’il qualifiait de « petit conte noir tropical », fut le fruit d’une  écriture-exorcisme  à l’issue de son séjour de huit mois à Ceylan dont il était parvenu à fuir l’emprise, alors qu'il était victime de son enchantement négatif. 


Après Ceylan, il avait repris goût à la vie au Japon, contrée qui joua un rôle déterminant dans son existence, en modifia bellement le cours. En arrivant, il avait été si heureux d’y retrouver « un monde où les femmes existent.»

 « J’aime beaucoup les Japonaises et j’en aurais volontiers épousé une si l’une d’entre elles avait bien voulu de moi. […] ça m’a aussi valu de fréquenter les prostituées et d’avoir beaucoup de respect et d’amitié pour cette catégorie de personnes. » 
Il s’était lié en effet à de petites paysannes qui se prostituaient dans le quartier de Tokyo où il logeait. Elles l’accueillaient dans la journée dans leur bordel où il trouvait de la fraîcheur pendant l’été, de la chaleur l’hiver et pouvait y écrire à son aise. Il avait très envie de leur consacrer une histoire, disait-il,  « pas une histoire d’amour, mais une histoire de femmes. » 

Bouvier était un naufragé, et son écriture, un vagabondage érudit et imagé au cœur du vivant et du lointain, une initiation à la vie, à la mort, à L'Usage du Monde.


Il avait découvert que l’écriture, « lors qu’elle approche du “vrai texte” auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que comme lui, elle est une disparition. »


Cette notion de vrai texte en tant qu'effacement de toute espèce de transmission égologique était son idéal. Dans l'écriture même, il voulait tendre vers ce jaillissement d'un monde dépouillé de lui-même, n'aspirait à rien d'autre qu'à l'oubli de soi, qu'à extraire l'essence même de l'humain, à se fondre idéalement au tout et n'exprimer plus que ce qui a valeur universelle.


Il serait erroné d'entendre cet effacement de soi comme la résonance d'une difficulté d'être, d'une absence de légitimité au monde. Au contraire. Bouvier était un grand penseur, dont la soif de connaissance était impossible à rassasier. Il était loin du révolté amer qu'incarnait, en revanche, son ami Lorenzo Pestelli rencontré au Japon, qui blâmait sans cesse le monde. Bouvier cherchait inlassablement, avec bienveillance, et se perdait sûrement, avec sagesse. Et tant le voyage que l'écriture nourrissaient sa quête.


Fort de l'enseignement du moine, poète, voyageur nippon Bashô qu'il lut au Japon, il avait conclu que le je est une ombre portée au cœur de l'image et du texte, et par conséquent, qu’il doit à tout prix s’absenter, se rendre invisible et muet pour laisser voir et entendre ce qui doit être transmis sans être oblitéré par l’identité. 


Au fur et à mesure de ses dérives planétaires, de ses errances, il se sera ainsi « débarrassé du superflu par érosion, c'est-à-dire de presque tout. »


En tout cas, il se sentit  « débarrassé d'une quantité de conneries et dépositaire d'une quantité de trésors », confia-t-il à Irène Lichtenstein-Fall dans une série d'entretiens, publiée en 1992 par la maison d'édition genevoise Metropolis, sous le titre Routes et déroutes.


« C'est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire. Je n'avais pas du tout envie de mener une vie d'écrivain [...], déclara-t-il, je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. »


Dans ses précieuses Réflexions sur l’espace et l’écriture, il admettait que « sans cet apprentissage de l’état nomade », il n’aurait « peut-être rien écrit. »


Il estimait que « pour les vagabonds de l'écriture, voyager c'est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l'accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine ».


Il disait l'enseignement inestimable que l'étranger dispense. Il témoignait à sa manière, puisant à la beauté de la langue, avec intelligence et érudition, que « le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement passage d'un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort […] Et si l'on souhaite raconter ce que l'on a vu, être dans la définition stendhalienne, " un miroir promené le long d'une grande route ", il faudra que le langage subisse la même épreuve, chaque mot passé au feu, et comme alchimiquement "éprouvé", tout ce qui sonne juste étant le fruit de combustions ou de distillations successives qui s'opèrent souvent à notre insu. »


Dans Routes et déroutes, il précisait encore la fraternité du rapport qu'il établissait entre voyage et écriture, liés par la même nécessité de présence imperceptible, d’humilité absolue qu’il exigeait d’ailleurs dans sa pratique de la photographie.

« Dans les deux cas, il s'agit d'un exercice de disparition, d'escamotage. Parce que quand vous n'y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu'on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : "Ôte-toi de là" (...) Et du fait que l'existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l'écriture sont de très bonnes écoles. »
 Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)