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vendredi 28 mai 2010

Lingering whispers, murmures d'outre-tombe

-® roberto foddai
Another taboo (2009) Roberto Foddai


« - Qu’est-ce qu’un fantôme ? dit Stephen plein de vibrante énergie. Quelqu’un qui s’est évanoui dans l’impalpable par la mort, l’absence, le changement de monde. » - Ulysse, James Joyce.


Dernière demeure de plus de cinq cents êtres disparus entre 1822 et 1854, la crypte de l’Eglise de Saint Pancras, confiée à la garde de quatre cariatides sévères et altières, s’enfonce dans les entrailles de Londres. Au solennel repos de ces défunts du XIXe siècle, l’art contemporain se livre en offrande. 

Lingering whispers, comme autant de murmures, chuchotements, rumeurs, plaintes, complots, y bruissent, résonnent, appellent, interpellent, s’étendent, s’étirent entre les vieux murs de pierre, et content des histoires en images.

Elles entendent s’inscrire dans l’esprit des mots de Charles Dickens, issus de L’Horloge de Maître Humphrey :
 « Qui peut s’étonner que l’homme accorde une vague foi aux histoires d’esprits désincarnés errant à travers les lieux qu’ils ont tant touché autrefois, quand soi-même, à peine moins séparé qu’eux de son vieil univers, poursuit à jamais les émotions passées et les temps révolus, et que le fantôme de son précédent soi-même plane sur les lieux et les êtres qui réchauffaient son cœur d’antan ? »
Une quarantaine d’artistes internationaux, photographes et plasticiens, racontent leurs fables de vivants dans la fraîcheur silencieuse de la crypte. Il s’agit de déambuler dans ce mystérieux labyrinthe d’émotions et de sensations qui d'emblée happe et saisit l'être. Leurs univers imaginaires heurtent, choquent, provoquent, interrogent les nôtres. Ils éblouissent, fascinent, apaisent aussi. Et surtout ne laissent guère indifférent.

Chacun exprime sa part de quête de beauté et de vérité, verse ses multiples questionnements à l’œuvre, riche et harmonieuse, du Tout. Ils disent tous leur vision, filtre unique du monde et de ses paradoxes vertigineux. L’amour ou non, le sexe ou non, la liberté ou non, l'absence ou non, la violence ou non, la vérité ou non, la mort ou non ? Rien n’est jamais si clairement tranché, les identités sont toujours particulières, les origines multiples, les désirs ambivalents,  les vœux mystérieux, les approches complexes, les nuances subtiles, les apparences trompeuses, les matières infinies.

Dans ce dédale, les murmures persistent et signent comme un refrain l'unité des couplets d'une chanson -, à conter les apparences de la beauté en nudité, en dénuement, en vêtement et les apparitions de l'inapparence même, de l'invisible manifeste- appellent à une plongée existentielle, selon les mots de Jean-Paul Sartre dans L'Etre et le néant :
« la facticité est donc habillée et masquée par la grâce : la nudité est donc habillée et masquée par la grâce : la nudité de la chair est tout entière présente, mais elle ne peut être vue.  En sorte que la suprême coquetterie et le suprême défi de la grâce, c'est d'exhiber le corps dévoilé, sans autre vêtement,  sans autre voile que la grâce elle-même. Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d'un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit entièrement présente au spectateur.» 
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Male nude (2009)  Carolyn Cowan

La Britannique, Carolyn Cowan explore ainsi, par le nu, la vulnérabilité de l’homme dont il tire sa beauté qu’elle révèle en un maniérisme pictural. « Les vêtements cachent et masquent ce que nous sommes en vérité. Une fois ôtés, ils ne révèlent rien d’autre que nous-mêmes », dit-elle. L'artiste participe à la libération de son modèle, lui offre ce qu’elle nomme la rédemption dont son regard capte « la magique étincelle ». Photographe caravagesque, elle œuvre en clair-obscur. « Ce que j’ai toujours tenté dans mon existence est de saisir la lumière (…) Il s’agit toujours de lumière, de métamorphose, d’alchimie ». Pour elle, l’essentiel est de faire jaillir « la lumière des ténèbres » qu’il ne faudrait pas tant redouter et plutôt tenter d’y puiser la « réflexion du divin ».

L’ombre et la lumière, évidentes et classiques expressions du bien et du mal, ne sauraient pourtant aux yeux de l’Italien Roberto Foddai se manifester aussi distinctement. Ce sont justement les zones grises qu’il investit, celles où, selon lui, s’abritent confortablement les tabous qu’il entend déloger. 

Comme un écho à la pensée de la philosophe Hannah Arendt sur « la banalité du mal » qui lui avait sautée à la gorge à entendre s’exprimer le nazi Adolf Eichmann à l’heure de son célèbre procès à Jérusalem, le photographe rappelle combien « facilement nous oublions que les plus sanglants des criminels et meurtriers sont bien des hommes ».

Il lui paraît nécessaire de le souligner et à cette fin, il traverse lui-même le terrible miroir et ose se grimer sous les traits de l’un des plus épouvantables criminels que le monde ait porté, le maître de l’Holocauste : Adolf Hitler. Dans une provocante série d’autoportraits, il retrace les étapes de la métamorphose d’un être somme toute banal en ce personnage sanguinaire qui symbolise, avec éloquence, toute la noirceur humaine, le mal par excellence à jamais gravé dans la mémoire collective. Ce jeu macabre et insolent ne saurait être entendu telle une impossible excuse mais bien comme une accusation politique et un appel à la prise de conscience du potentiel d’horreur dans sa plus extrême ampleur que chacun d’entre nous porte en soi. 

« Bizarre que les gens préfèrent tout observer en noir et blanc. Les humains ne sont pas simplement bons ou mauvais, insiste Roberto Foddai, nous sommes bien plus que ce simple mélange ». 

Le processus des métamorphoses s’accomplit en une complexe alchimie qu’il convient de décomposer et d’examiner à rebours, en éliminant les fards afin de briser les tabous.


The body of my soul (2009) Maflohé Passedouet
Plasticienne, scénographe, la Française Maflohé Passedouet, elle, interroge l’histoire et la mémoire de sa famille tzigane qui composent en partie le corps de son âme qu’elle met en scène au fond de la crypte en une installation vidéo interactive, poétique, ésotérique. Suspendue à l’obscurité, une robe de mariée, conçue dans un satin, à la blancheur éclatante d’une pleine lune, où scintille une multitude de perles nacrées finement brodées. Transmise de génération en génération par les femmes de la famille, ce vêtement est chargée d’histoires, de souvenirs, de symboles, figure le passage d’une condition à une autre, accuse le poids de l’héritage des femmes Roms. Et de songer aux mots de Christian Boltanski : 
« la photographie de quelqu'un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu'un, il y a eu quelqu'un, mais maintenant c'est parti. » 
Ici, Maflohé Passedouet démontre le contraire, il reste encore quelqu’un. Quelqu’un ne part jamais absolument puisqu’il laisse des empreintes qui tracent des chemins, dessinent des destins qui se lisent dans les lignes de la main. Sous un voile léger, le beau visage d’une brune apparaît en transparence, son corps hante le vêtement qui s’anime dans un halo de lumière grisâtre, en même temps qu’une envoûtante musique résonne. La mariée fantôme, de prime abord angélique, prête à danser dans la joie, peu à peu, s’affole, s’agite et se débat, lutte contre deux mains puissantes, gantées de noir qui enserrent sa taille fine et bientôt sa gorge. Dans la détresse des larmes, elle lance ses cris étouffés, chargés de révolte en désespoir. 

Son art, dit-elle, se conçoit telle qu’ « une tentative d’exploration entre deux… entre deux mondes. Dans l’entre » vibre le corps de son âme, entre réel et virtuel, présent et absent, passé et devenir. 

-® Christina Kruse
Ruhe (2009) Christina Kruse
    
Ce temps qui coule inexorablement, métamorphose l'existence sur son fil, sème de multiples bifucartions aux histoires que nous ne sommes pas toujours sûrs d'emprunter librement. L'icône allemande de la mode des années 90, la blonde platine Christina Kruse le sait bien, elle à la fois objet et sujet, passée progressivement, à partir de 1996, de l'autre côté de l'appareil avec lequel s'était nouée une relation intime, profonde, presque secrète pour elle-même. 

Elle s'était offert un Mamyia et fixait des images à l'occasion de ses incessants périples à travers le monde, avant de réaliser qu'elle avait accumulé une formidable matière, élaboré à son insu un carnet de voyages à valeur de journal intime.
 « Je n'ai rien montré à personne avant longtemps. Et je pense que c'est bien. De faire les choses par moi-même signifiait que je n'apprenais pas seulement à prendre des photographies mais que je devais aussi m'enseigner à voir. » 
De fait, sa vision singulière, souvent picturale, oscille entre dadaïsme et surréalisme qu'elle revisite à sa manière. Son oeil se porte sur elle-même, artiste devenue, nourrie de son univers de glamour révolu qu'elle moque dans l'ironie de mises en scènes extravagantes, et envisage l'avenir avec gravité, angoisse mêlées de mélancolie. A admirer son éloquente photographie intitulée Ruhe ou le repos, viennent résonner avec fortuite justesse les beaux vers de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik : « dans la cage du temps la dormeuse regarde ses yeux esseulés.»