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mercredi 16 juillet 2014

Bacon et les métamorphoses de l’image

Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin
Ce texte a été publié pour la première fois en janvier 2011 dans le numéro 1 de A La Dérive,  revue en ligne fondée par Alain Giorgetti

Le peintre irlandais Francis Bacon n’aimait pas les paysages. Ils ne l’intéressaient pas. Les images qui seules savaient captiver son attention parlaient toutes de la figure, sa principale préoccupation. Figure en anglais, outre le chiffre, signifie à la fois la forme, la silhouette, l’apparence, le personnage, la personnalité, l’être, mais aussi l’image, la statue, la représentation, la métaphore, la figure de rhétorique ; l’origine latine du mot figura désignait aussi les choses façonnées. Qu’il s’agisse de portraits ou d’attitudes capturées dans l’instant, par la peinture, la sculpture ou la photographie, aux yeux de Bacon l’essentiel était  « toujours de parvenir à ce qui ne cesse de se transformer », de pouvoir envisager les métamorphoses de la figure au détour des siennes mêmes qu’elles stimulaient.
« Ce n'est pas tant l'image qui compte que ce que vous en faites et ce que certaines images aussi produisent comme effets sur d'autres images, je crois que chaque image, chaque chose qu'on voit, change notre façon de voir les autres choses. Il y a un effet de changement permanent qui se produit en moi, certaines images, et peut-être même tout ce que je vois, peuvent modifier imperceptiblement tout le reste. Il y a une sorte d'influence de l'image sur l'image. C'est très mystérieux, mais je suis sûr que cela se produit. »
Le peintre peignait l’écho de son monde intérieur auquel il restait profondément attentif. Il n’a jamais eu la prétention de livrer un quelconque message métaphysique, universel. Non. Il avait eu à cœur de s’exprimer en tête-à-tête avec lui-même, inépuisable source de peinture, sans se préoccuper de ce que le reste du monde pouvait éventuellement en attendre.

« Je fais de la peinture pour moi-même », insistait-il, « c'est un hasard si ce que je fais intéresse les autres. Je suis très heureux que ça puisse arriver bien sûr. Mais je crois qu'on ne sait jamais ce qui va intéresser les autres, moi, je ne peux pas le prévoir, ce n'est pas du tout par rapport à cela que je travaille ! »

Il avait raison. Nous ignorons tout de la portée de nos actes, la puissance de leurs impacts, des destins qu’ils fomentent. Ainsi, à plusieurs siècles de là, Velasquez peignait le portrait du pape Innocent X sans soupçonner une seule seconde que sa peinture encore toute fraîche puisse porter potentiellement en elle plusieurs œuvres maîtresses d’un peintre qui n’était pas encore né et que sa toile deviendrait pour lui une véritable obsession.
« J'ai été hanté par cette œuvre, par les reproductions que j'en ai vues. C'est un portrait tellement extraordinaire. Alors j'ai voulu faire quelque chose à partir de là [...] j'ai été bouleversé par cette toile, et j'ai été comme poussé  à réaliser ce que j'ai fait. J'avais ressenti une grande excitation devant cette image. Malheureusement je ne suis pas parvenu à un résultat satisfaisant. »
Mais sans la découverte de la peinture de Pablo Picasso, Francis Bacon serait-il devenu peintre ou du moins le peintre que nous connaissons ? Il n’aurait su le dire lui-même sans se tromper. En revanche, il était certain que son rapport au monde en avait été modifié à jamais. 
« Des images font éclater l'ancien cadre et rien alors n'est plus comme avant. »
Les tableaux de Picasso l’avaient envoûté, avaient œuvré à sa profonde métamorphose.                     
« Certaines œuvres de Picasso n'ont pas seulement débloqué des images pour moi, mais aussi des façons de penser, et  même des façons  de se comporter. Cela s'est produit rarement, mais cela m'est arrivé. Ca cassait quelque chose en moi, vous comprenez, mais pour que quelque chose d'autre apparaisse. » 
La peinture était le langage qu’il avait instinctivement reconnu sien pour crier toute la profondeur de son désespoir sur la toile, plantée au beau milieu de son « tas de compost », dans le silence et la solitude de son atelier londonien, dont la sonnette ne fonctionna jamais. A dessein.

Selon Michel Archimbaud, Bacon était parvenu « à donner forme à ce manque d'être dont il était fait. A la déliquescence, à ce qui se vide, s'effondre, s'altère, se putréfie, ne cesse de saigner, de suinter, de souffrir, il opposa la contrainte du cadre, la rigueur de l'expression, l'obstination du désespoir. Il ne chercha pas à édulcorer, à atténuer, il fit front, plongea au plus profond et de sa plongée rapporta des abysses des monstres effrayants, des espèces dont on soupçonnait l'existence, mais que personne avant lui n'avait jamais encore révélées. »


Study for the Nurse in the Battleship Potemkin - 1957 - Francis Bacon
Certaines images du cinéma ont eu également un rôle à jouer dans son art, dont celles du Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein qui fut pour lui un choc. Sa célèbre scène du landau dévalant les escaliers alors que la nourrice à l’œil crevé d’un coup de sabre derrière ses lunettes, pousse un cri d’horreur de toute sa bouche muette le marqua à tout jamais. Cette bouche, ce cri d'horreur silencieux se retrouveront sur les traits de son Etude d’après le portrait du pape Innocent X par Velasquez (1953) métamorphosant résolument la pause de sérénité quasi céleste du portrait original, en extraordinaire épouvante plastique.

« J’ai toujours été très ému par les mouvements et la forme de la bouche et des dents. J’aime, pourrait-on dire, le luisant et la couleur de la bouche. J’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais je n’ai jamais réussi », avait-il confié à David Sylvester.

D’autres bouches ont fasciné le peintre - comme celle de la mère hurlant dans Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin ou celle du Christ dans le retable de la Crucifixion de Grünwald - lui ayant inspiré les nombreux cris dont son œuvre est jalonnée.

« Je veux peindre le cri, plutôt que l’horreur » qui l'inspire, affirmait-il. Il s’agissait alors pour lui, qui se qualifiait volontiers d’« optimiste désespéré », de se concentrer davantage sur la métamorphose des traits produite par le spectacle de l’horreur, sur la transfiguration de l’être par le drame, puisque le cri, le hurlement le porte déjà en soi tout entier, en témoigne avec éloquence, l’affirme en même temps qu’il le rejette, le dénonce, lutte contre son ignominie, contre la menace de perte et de mort.

La photographie aussi le subjuguait, mais Bacon ne la respectait pourtant pas en tant qu’art, elle était surtout devenue un outil à part entière de sa machinerie technique. Il avait, par exemple, acquis à Paris un livre scientifique sur les maladies de la bouche qu’il avait étudié et qui l’avait « énormément intéressé ».
« On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, on ne sait pas comment. »
La photo était indispensable à sa méthode de travail au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne et de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle des sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes. Les images photographiques servaient, disait-il, d« aide-mémoire » lui permettant de « préciser certains traits, certains détails.»

Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout » avait souligné Bacon auprès de Sylvester.

Lors d’une conférence que ce dernier consacra au peintre en 2001, le critique d’art avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait mieux à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle.

La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté l’essentielle conversion, et lui permettait bien de percevoir « plus immédiatement la réalité ».

« C'est en regardant que l'on apprend. C'est cela qu'il faut faire », affirmait Bacon.

Il avait longuement analysé des reproductions photographiques d’œuvres de Rembrandt, Chardin, Degas, Soutine, Michel-Ange qui recouvraient, en même temps qu’une épaisse couche de peinture, les murs de l’atelier au sol jonché de magazines, de livres et d’images. Y étaient également accrochées des séries photographiques qu’Eadweard Muybridge avait consacrées à l’analyse du mouvement et dont certaines toiles de Bacon portent subtilement l’empreinte. Bien moins profonde que pour celles de Vladimir Velickovic dans lesquelles se reconnaît prodigieusement « l’influence » de Muybridge mais aussi dans une certaine mesure celle du peintre irlandais pour ce qui relève de sa palette.

« J’ai connu Velickovic. Il m’avait demandé à une époque de lui acheter un Muybridge parce qu’il avait perdu celui qu’il avait et qu’il n’en retrouvait pas à Paris, se souvint-il, je lui en ai obtenu un. C’est un homme charmant, mais je ne pense pas que je l’ai influencé. Peut-être un peu, mais son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge ».

En réalité, le terme d’influence ne lui convenait pas tout à fait, ne le considérant peut-être pas suffisamment puissant pour traduire l’impact métamorphosant auquel il croyait et qui réduisait par trop à un simple réceptacle l’artiste qui en réalité accueille le changement par une aptitude active, en un processus régénérant. 


Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin

Aussi, préférait-il y entendre  « quelque chose comme ce phénomène de l'éponge qui absorbe tout » traduisant davantage l’idée d’une nature disposée à se nourrir de la création, à s’en imbiber au point de se muer en nouveau vecteur de création, de livrer tout autre chose au monde. Et à son tour, de métamorphoser l’existence de jeunes gens, à l’instar d’un Douglas Gordon et d’un Damien Hirst artistes devenus, qui savent devoir leur chemin à la révélation Bacon.

Lui, en revenait toujours à l’impact de la peinture de Picasso sur son être et qu’il peinait à définir sachant que le peintre de Malaga lui avait en fait ouvert plus que les yeux mais bien l’esprit, avait engendré une intense révélation.
« Disons peut-être que Picasso m'a aidé à voir... Non, à voir, ce n'est même pas ça, quoi qu'il en soit je l'admirais énormément. Pour moi, c'était le génie du siècle. » 
Bacon trouvait en particulier magnifiques les eaux-fortes et les dessins réalisés par Picasso pour illustrer une édition du roman de Balzac  Le Chef-d’œuvre inconnu qui représentaient, selon lui, « un bon exemple de ces influences qu’on peut subir, qui vous font réfléchir et qui produisent d’autres œuvres ».

Il avait aussi lui-même puisé de la matière créatrice en poésie et en littérature. Il vouait une profonde admiration à William Shakespeare auquel il revenait toujours, à son Macbeth en particulier dont les vers de la dernière grande tirade « sur la mort et la fugacité de la vie, le temps qui passe et qui n’a plus aucune signification » lui paraissaient  extraordinaires.

L’Orestie d’Eschyle avait produit sur lui un semblable choc, à l'instar de la poésie de Thomas Stearn Eliot à laquelle il rendit hommage dans Tryptic inspired by T. S. Eliot's poem 'Sweeney Agonistes' en 1967.
 « Je crois qu'on peut être provoqué à la création par tout et n'importe quoi, une publicité ou une tragédie du théâtre grec »
Mais il ne croyait guère à une certaine notion d’inspiration, rejetait l’idée de mystère « si par mystère on entend quelque chose qui serait hors du monde. Tout se passe ici sous nos yeux » dans l'atelier, comme dans le laboratoire du chimiste où peuvent se produire des choses inattendues, ne révélant simplement qu’« une part de maîtrise et une part de surprise ».

Il comptait davantage sur la contingence, sur ce qu’il qualifiait d’accident et qui « n’a rien à voir avec l'intervention d'une inspiration, celle dont on a doté pendant si longtemps les artistes. Non, c'est quelque chose qui provient du travail lui-même et qui surgit à l'improviste. »

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile. 
« Lorsqu'il y a un heureux mélange d'accidents et de volonté, alors cela peut-être satisfaisant.»
Il peignait à l’huile et parfois recourait au pastel. Sa palette était riche, ses pigments entremêlés, broyés, pétris, triturés, ses touches larges, sinueuses. Il se servait de chiffons, de brosses dures et d’éponges dont il travaillait la peinture fraîche afin de faire apparaître des personnages aux traits, aux corps, aux membres distordus, étirés, troublés, convulsés, révulsés comme métamorphosés dans les reflets de miroirs déformants.
« Ce que je veux faire c’est déformer la chose, et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation, la ramener à l’enregistrement de l’apparence. »

Le format, la forme et la composition mêmes de ses toiles -, toujours présentées dans un cadre et sous vitre afin de souligner l'artifice qui, à ses yeux, était nécessaire à toute œuvre d'art, faisaient écho à la mise en scène du théâtre ou du cinéma. 

Ainsi, ses triptyques n'entrent pas dans la lignée des primitifs comme on pourrait naturellement le penser, mais appartiennent davantage, dans son esprit, au spectacle offert par le cinéma panoramique, et sont élaborés plutôt dans la volonté de révéler une succession d’images qui se trouvent être au nombre de trois mais « pourraient fort bien être plus nombreuses », comme le sont des séquences filmiques ou des actes théâtraux, et dont « le cadre rythme le défilement ».

A contrario, la narration y est résolument éliminée. Les êtres qui peuplent ses toiles ne racontent aucune histoire mais plutôt sa manifestation dont témoignent les métamorphoses perpétuelles de la chair et la matière. Ses personnages outragés dans leur chair sont isolés dans un espace vide, comme installés sur une scène nue ou une piste de cirque, au décor minimal. Et c’est précisément cette absence d’élément narratif qui frappe l’observateur et l’introduit au cœur d’une atmosphère énigmatique de drame abstrait. Sa peinture qu'il disait instinctive n'appelle rien d'autre qu’une pure émotionElle saisit l’être.

« La façon que l'on a de faire une image, cela on peut l'expliquer peut-être parce que c'est un problème de technique. Les techniques changent, et on peut parler de la peinture mais ce qui fait la peinture et qui est toujours la même chose, le sujet de la peinture, ce qu'est la peinture, ça on ne peut pas l'expliquer, cela me semble impossible. Ce que je peux peut-être dire, c'est qu'à ma propre façon, désespérée, je vais çà et là suivant mes instincts. »

Francis Bacon Entretiens, Michel Archimbaud (Ed. Gallimard, Folio)
Entretiens avec Francis Bacon par David Sylvester  diffusés par la BBC en 1966