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mardi 21 décembre 2010

Bataille, au paroxysme du sacré

Le Calvaire (Les Sataniques) - 1882 - Félicien Rops

La lecture de l’œuvre de Georges Bataille « n’apporte jamais rien d’apaisant », pour reprendre les mots mêmes de l’écrivain qui avait eu à cœur de mettre ainsi en garde son lecteur dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure (1943), s’agissant à ses yeux, du « récit d’un désespoir » puisé à « la mise en question (à l’épreuve) dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être.» Toute son œuvre en est frappée du sceau et participe bien d’une expérience intérieure bouleversante, suffocante, lourde de ses hantises, obsessions, confessions et de leurs paradoxes qu’il a voulus, délivrés de toute hypocrisie et de toute illusion, autrement dit dénués de tout recours à de tels narcotiques afin de faire éclater toute la vérité crue qui n’est autre que l’expression vive de la souffrance et la terreur d’un homme, fils de Dieu s’il est ou non.

Bataille, nietzschéen devant l’Eternel, aura précisé dans cet ouvrage, « [tenir] l’appréhension de Dieu, fût-il sans forme et sans mode (sa vision « intellectuelle » et non sensible), pour un arrêt dans le mouvement qui nous porte à l’appréhension plus obscure de l’inconnu : d’une présence qui n’est plus distincte en rien d’une absence. »

Aussi, à ses yeux, « nous ne sommes totalement mis à nu qu’en allant sans tricher vers l’inconnu. C’est la part d’inconnu qui donne à l’expérience de Dieu – ou du poétique – sa grande autorité. Mais l’inconnu exige à la fin l’empire sans partage. »

Selon Bataille, il est essentiel de savoir vivre en l’absence de Dieu,  de se confronter à « cette place vide » qui reste, au néant de la mort, soit l’inconnu et suppose qu’il faille alors oser quitter le confortable et ascétique cocon du monde qu’il appelle profane, celui des interdits, pour s’aventurer sur les territoires du sacré pavés de transgressions, tels que  jeu, fête, sexe, mort, le mal en somme.

« Dans le mouvement des interdits, l’homme se séparait de l’animal. Il tentait d’échapper au jeu excessif de la mort et de la reproduction (de la violence), dans le pouvoir duquel, l’animal est sans réserve, explique Bataille dans L’Erotisme, publié en 1957. Mais dans le mouvement secondaire de la transgression, l’homme se rapprocha de l’animal. Il vit dans l’animal ce qui échappe à la règle de l’interdit, ce qui demeure ouvert à la violence (à l’excès), qui commande le monde de la mort et de la reproduction. »

Bataille prône bien désormais des « va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure », se fait le chantre du glissement entre les deux mouvements afin de vivre une vie en conformité avec ce qu’elle devrait être vraiment, et qui, une fois en accord avec elle-même, soit vouée inexorablement à la mort. Et c’est-à-dire qu’en cela, il s’agit de répondre à toutes nos nécessités y compris nos besoins les plus ténébreux qui s’expriment quoi qu’il en soit et que nous réprimons pour le pire qu’une vie amputée d’une partie d’elle-même, qu’une existence refoulée puisse promettre : l’inexistence. « Sans le sacré la totalité de la plénitude de l’être échappe à l’homme », affirme le penseur dont l’œuvre aura nourri considérablement celle de Jacques Lacan.

« On est vraiment homme quand on affronte le danger », avait-il à nouveau souligné lors d’un de ses derniers entretiens radiophoniques.

« Soudain j’étais un homme » réalisa d’ailleurs Pierre à 17 ans en l’absence du père, l’intrus, qui à l’instar de Dieu mort, laissait sa place vacante, cet espace dans lequel se couler pleinement, jouir de la présence maternelle, sans partage, et de l’aveu éclatant d’une telle transgression éprouvée. Pierre est le narrateur de Ma Mère, ce terrible roman posthume, inachevé, publié en 1966, quatre ans après la mort de Georges Bataille qui figure, selon l’éditeur, le prolongement de son sulfureux roman Madame Edwarda paru en 1937, signé de son ironique pseudonyme Pierre Angélique. L’auteur l’aura savamment tissé des idées maîtresses développées tout au long de son œuvre.

Ainsi bien terrible est ce roman, car il est tout entier fondé sur un des paroxysmes de la transgression de l’interdit qu’est l’inceste et la fascination qu’il exerce avec la même intensité que celle de la mort. Avec le meurtre, l’inceste est l’interdit majeur, la profanation ultime et figure le point de fuite du livre, l’impossible, l’indicible.

L'humanité - La Vertu du Diable. Diaboli Virtus in Lombis! St Aug. Rops     
« Perdu d’adoration » pour sa mère, se savait le narrateur avant que la jeune femme de 32 ans, à « la mélancolie profonde », ne lui dévoilât son dessein de l’entraîner à sa suite au cœur de sa propre perdition. Hélène est l’archétype de la consumation de soi qui depuis toujours la pousse à sa perte, propre à l’idée de « cette consumation intense qui fascine dangereusement, qui annonce la mort et attire finalement de plus en plus » ainsi formulée par Bataille dans L’Erotisme.

« Le besoin de se perdre est la vérité la plus intime, et la plus lointaine, vérité ardente, mouvementée […] » écrira-t-il également dans Le Coupable (1944).

Pierre, qui accueillit la mort de son père en une « pieuse jubilation », paraissait prédisposé à épouser tous les choix de sa mère jusque dans la perte de soi, alors qu’à l’enterrement il avait déjà « compris que la malédiction, la terreur, se faisait chair en [lui] »

A ses yeux, Hélène venait de prendre l’aspect nouveau d’une « jeune évaporée », du moins tant qu’elle ne s’était pas résolue à laisser tomber son masque. A cela, elle allait le préparer minutieusement après l’avoir testé préalablement par le biais d’une habile machination, plaçant Pierre « sur la pente » où, d’évidence, il allait « commencer de glisser » par la découverte de photographies pornographiques prises dans un bordel, abandonnées à dessein dans le bureau du père qu’il avait eu pour mission d’ordonner.

Ces visages de prostituées en « état de spasme et de malheur » avaient excité autant qu’écœuré le jeune homme, les associant à l’idée de « la beauté de la mort ». Il avait si bien cédé à l’impériosité du plaisir de la chair, plaisir gluant saisi dans la honte et la culpabilité, qu’il songea à se détruire, décida de mourir, ou du moins de « croire l’avoir décidé ».

Dans L’Erotisme, Bataille avait déjà décrit le processus de la jouissance qui, dans son esprit, est toujours alliée à l’angoisse et la mort qui la précède et qu’elle poursuit : 
« Je puis me dire que la répugnance, que l’horreur, est le principe de mon désir, que c’est dans la mesure où son objet n’ouvre pas en moi un vide moins profond que la mort qu’il émeut ce désir, qui d’abord est fait de son contraire, qui est l’horreur. »
Et le lecteur glisse en même temps que Pierre, entamant sa propre chute vers l’ordure, en éprouve de la nausée, - autre mot-clé bataillien - à comprendre qu’il va pénétrer dans ce monde sacré, passer lui aussi de l’autre côté terrifiant. L’angoisse signe toujours, selon Bataille, l’approche de l’expérience,  elle « se fonde sur quelque chose qui va mal.»

Pierre éprouvait de l’angoisse alors qu’il ignorait encore que la perte de sa vertu allait lui fournir l’accès direct à la mystérieuse intimité de sa mère, l’expérience intérieure. Désormais, il allait par son ignominie même rejoindre celle de son idole et ainsi entrer avec elle en une communion totale et démoniaque. Leurs âmes allaient devenir sœurs dans l’avilissement, âmes amantes du et dans le malheur. Il s’agissait seulement d’accepter « l’idée de n’être plus qu’un être sans substance », et d’entrer dans cette solitude destinée « à maintenir un sentiment vertigineux de démesure ». Cette solitude, à ses jeunes yeux, n’était autre que Dieu en son insupportable absence.

Forte de découvrir que son fils avait bien cédé au vice, Hélène lui fit l’aveu inavouable de son existence toute entière vouée à la débauche et la luxure, trahissant du même coup la parole donnée au père qui, avant de mourir, inquiet de ne pas se laisser déposséder de sa puissance de chef de famille aux yeux du fils, avait expressément exigé d’endosser la responsabilité de leur malheur assumé en disant à Hélène : « mets tout sur mon dos ».

« Tu ne sais rien de ma vie »,  avait-elle fait valoir à Pierre avant de transgresser la volonté du père et de dévoiler les dessous les plus inadmissibles de son existence ainsi que son sombre projet de, non seulement, concourir à le « déniaiser » mais de l’initier aux bassesses, aux vices, au sexe, à l’ivresse. Elle l’avertissait, allait le pervertir. La mère, toute puissante, elle qui lui avait donné la vie, entendait le guider vers la mort, là où s'exprimait sa volonté démente d’une fusion charnelle, de retrouver ce qui était avant, d’accueillir le retour du fils au sein de la matrice.

« Ma mère m’aimait », se souvint le narrateur en même temps qu’il admettait avoir été alors saisi par son « hideuse grandeur » et son « sourire du malheur », d’avoir songé n’être « pas à la mesure de ce qui  [l]’accablait. » Et aussi de « ce rire graveleux » dont l’homme « resta fêlé », de son « rire canaille » qui « écœur[ait] » et « gla[çait] » le jeune homme qu’il était. Cette fêlure qu’il éprouvera à jamais était celle de l’angoisse mortelle de sa mère qui résonnait aussi dans ce rire d’importance au sens du nietzschéen Bataille pour qui « ne reste plus qu’à rire » une fois que le monde est délivré du but. La joie naissait de cette terreur, dans laquelle ils tissaient leur complicité incestueuse. La terreur du viol et sa culpabilité dont il savait à présent qu’il était le fruit. Une unique question les unira quelques temps plus tard dans les regards respectifs qu’ils se renverront :
« de quoi rire, ici-bas, sinon de Dieu ? »
Elle lui révèlera aussi cette présence morbide, ambigüe et cruelle au fond d’elle-même : 
« Mon malheur est de ne jamais trouver dans mes excès le plaisir de trembler que tu m’as donnée […] Mais tu m’as vue rire : en riant, je pensais au moment où j’ai cru que tu mourrais. »
Dans ce rire, masque gonflé d'alcool et des paradoxes d’amour et de mort, éclatant tout au long du roman s’incarne ainsi à la fois la mère idéalisée et la mère abjecte.
« Je ne veux de ton amour que si tu sais que je suis répugnante, et que tu m’aimes en le sachant »
Cette solennelle et splendide déclaration d’Hélène à Pierre est une des clés, sans doute, du roman et de la conception bataillienne de l’amour d’une portée existentielle considérable, absolutiste dans son exigence de vérité crue, sans fard, qu’est celle de la terreur et de la mort.

Dans la pensée de Bataille, Eros et Thanatos s’épousent constamment, ont toujours parties liées, et l’orgasme y est qualifié de « petite mort ». A son sens, la sexualité s’exprime dans la violence, ce qu’il appelle le « désordre pléthorique »

« L’angoisse élémentaire liée au désordre sexuel est significative de la mort, écrit-il dans L’Erotisme. La violence de ce désordre, quand l’être qui l’éprouve a la connaissance de la mort, rouvre en lui l’abîme que la mort lui révéla. L’association de la violence de la mort et de la violence sexuelle a ce double sens. D’un côté, la convulsion de la chair est d’autant plus précipitée  qu’elle est proche de la défaillance, et de l’autre la défaillance, à condition qu’elle en laisse le temps, favorise la volupté. L’angoisse mortelle n’incline pas nécessairement à la volupté, mais la volupté, dans l‘angoisse mortelle, est plus profonde. »

A son initiation à la débauche, Pierre s’est livré de bonne grâce, dès sa première  « partie fine » organisée par Hélène tel le rituel du sacrifice de son « bel amant » nécessaire à parfaire sa « fange » qu’elle disait aimer, à satisfaire son désir incestueux qu’elle ne nommait point. Il aura découvert les jeux érotiques de sa mère avec sa maîtresse Réa qui avait eu en outre l'insigne mission de le déniaiser. « L’action sacrée rentre dans le cadre d’une fête »* rappelait Bataille.

Dans L’Expérience intérieure, le penseur avait posé que l’« on remédie au caractère vide du monde transcendant par le sacrifice. Par la destruction d’un objet d’importance vitale. […] On brisait en un point la limite du possible : l’impossible était, en ce point, libéré par un crime, mis à nu, dévoilé ».

Dans la fête, Hélène devenait Dieu, comme Madame Edwarda avant elle, Pierre  cet « objet d’importance vitale » qu’elle vouait au sacrifice et Réa, faisait figure de sacrificateur. « Je te donne à Réa et je te donne Réa », dit la mère qui établissait ainsi entre le sacrificateur et sa victime un rapport d’identités jumelles, noué dans le crime et la communication fusionnelle. L’enjeu du sacrifice étant d’atteindre cet impossible libéré par la transgression de l’interdit. Réa sa maîtresse et Pierre son fils en devenant amants commettaient symboliquement le crime de l’inceste. 

Pierre s’exclama, entre ses larmes, « c’est trop beau, trop affreux », serré contre sa mère qui, de sa hauteur sacrée, déclara que « le bonheur qu’[elle] en éprouv[ait était] pénible comme un poison » avant d’ajouter que « c’est seulement si notre bonheur se charge de poison qu’il est délectable. »

Pierre ne le comprendrait que plus tard et songerait que « le crime de |s]a mère l'élevait en Dieu, dans le sens même où la terreur et l'idée vertigineuse de Dieu s'identifient. »

Les maîtresses de la mère jetées dans les bras du fils, parfois consommées ensemble, servaient de substitution. Tous éprouvaient la volupté du jeu à braver l’interdit en communauté, sachant que le danger existait bel et bien, « dans le désordre pléthorique », de finir par franchir le pas. Ils affrontaient l’abîme, unis par la même volonté de contemplation de l’interdit qui figurait en soi la transgression même, sans pour autant y céder tout en reconnaissant qu’elle pourrait bien advenir et enfin de parvenir à jouir de la terreur née précisément de cette perspective menaçante... que sa mère et lui puissent devenir amants. 
 « J’aurais cessé de voir ma mère délirant de me regarder ; ma mère aurait cessé de me voir délirer de la regarder. Pour les lentilles d’un possible gourmand, nous aurions perdu la pureté de notre impossible. » 
L’ambiguïté ne demeure pas moins fixée au détour de chacun de ses mots de narrateur, Pierre cet homme devenu. Et de se souvenir de ceux-là mêmes qu'il avait si bien mesurés, en sentence capitale, pour ouvrir par l’angoisse son récit : 
 « LA VIEILLESSE RENOUVELLE LA TERREUR A L’INFINI. ELLE RAMENE L’ETRE SANS FINIR AU COMMENCEMENT. LE COMMENCEMENT QU’AU BORD DE LA TOMBE J’ENTREVOIS EST LE PORC QU’EN MOI LA MORT NI L’INSULTE NE PEUVENT TUER. LA TERREUR AU BORD DE LA TOMBE EST DIVINE ET JE M’ENFONCE DANS LA TERREUR DONT JE SUIS L’ENFANT »

L’Expérience intérieure, Georges Bataille (Ed. Gallimard, Tel)
Ma Mère, Georges Bataille (Ed. 10/18)
L’Érotisme, Georges Bataille (Ed. de Minuit, Arguments)
*Georges Bataille : Érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Andreas Papanikolaou , (Ed. Praelego)