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samedi 28 juin 2014

Conte immoral en trois parties

 Hic clavis, alias porta (La clé est ici, la porte ailleurs) -  1871 - Victor Hugo 
Dès les premières lignes du deuxième roman de François Blistène, Le Passé imposé, il ne fait aucun doute que le personnage auprès duquel le narrateur nous introduit, Philippe Pontagnier, dont le prénom vite oublié rejaillira une fois à l’occasion d’un coup de théâtre quasi-fantastique, est un psychopathe. 

Personnalité caractérisée d’emblée par un dégoût du monde obsessionnel qui oriente en tout point sa vie, Pontagnier s’est bâti, à la mort de ses parents qui le laissa de marbre, un univers clos planté au cœur d’une forêt, elle-même cernée de hauts remparts de pierre qu’il a fait ériger. Dans la vaste demeure digne d’un château d’épouvante des contes pour enfants dont il hérite à dix-neuf ans, doté d'une solide fortune, l’orphelin bannit toute forme de progrès de son existence, télévision et radio au premier chef. 

Pleinement comblé par sa propre compagnie, la présence des autres est impérativement exclue. Il mène une vie studieuse, à l'abri d'une bibliothèque remplie d’ouvrages choisis avec minutie, n’écoute que de la musique classique, ne lit pas les journaux, s'est débarrassé de l'infâme collection de Paris-Match de ses parents, se soumet à un ascétisme exemplaire, s’en tient au plan de rigueur qu’il a lui-même établi à contre-courant de la vie qu’avait menée son père et sa mère, un couple de viveurs.  

« […] ses besoins sexuels s’étaient limités à l’entretien des bourses : il se bornait à rendre visite au bordel dont son père était client, où il perdit pucelage et sentimentalisme. »

Les années s’écoulèrent ainsi dans la solitude gratifiante qu’il avait choisie quand  « il se rappela qu’il pouvait vieillir » et « songea à prendre femme ».

« Une épouse, c’était un moyen, une fabrique à enfants pour perpétuer le nom de Pontagnier. »

La narration de François Blistène se tient sans cesse à distance de ses personnages et de leurs actes comme pour mieux les jauger tous alors que la présence de l’auteur elle-même ne s’oublie en revanche jamais d’autant qu’il lui arrive parfois de la rappeler avec une surprenante insistance.

Tour à tour narquois, fort drôle ou caustique, il paraît clair que l’auteur refuse toute complicité avec Pontagnier, pas plus qu’avec son épouse Gisèle et sa progéniture. Il n’éprouve aucune empathie pour ses victimes et leurs affres dont il livre le récit captivant, sous forme de conte immoral en trois parties.
« Gisèle se révéla d’une soumission sans faille et d’une abnégation presque inhumaine.  Avant de prendre époux, elle avait longtemps hésité à entrer en religion et au couvent, ce qui va de pair. Mais les hormones l’emportèrent, et elle résolut d’enfanter. Elle aimait Dieu, mais son indifférence envers elle-même, rejoignait presque le mépris que portait Pontagnier à ses congénères.»
Elle lui donne ainsi trois enfants, Marguerite, Laure et Vincent. Toute la famille est soumise à la volonté dictatoriale du père qui interdit tout rapport avec le monde extérieur, organise la vie sous le toit familial de façon à rester le plus indépendant possible du dehors.

Le gai château - 1847 - Victor Hugo
Devenu amplement misanthrope, il s’emploie personnellement à leur éducation, imposée à un niveau ultra-exigeant. Le maître encadre chacun avec une froide autorité, sans la moindre marque de tendresse ni d’affection, sans geste de violence qui ne soit justifié. Il n’hésite pas à inventer et décrire une réalité extérieure effrayante afin de contenir toute velléité d’évasion parmi ses enfants et de maintenir l’ordre tel qu’il l’avait décidé et partant, sa tranquillité d’esprit.

Gisèle disparaît bientôt de la circulation et gît, depuis un accident cardiaque qui n’émut guère son entourage, comme un gros légume planté au beau milieu d’une chambre triste. Seul de facto pour éduquer les enfants, Pontagnier applique son plan qui vise la perfection, tandis que les enfants grandissent. La lignée de Pontagnier qu’il fabrique sera exemplaire, sa famille se doit d’être exceptionnelle. En cela, son succès est garanti mais très éloigné de celui qu’il avait envisagé.

Les choses se compliquent à l’amorce des années d’adolescence. Une foule de situations inattendues se présente, certaines cocasses, d’autres dramatiques auxquelles Pontagnier n’avait jamais songé et auxquelles il ne sait répondre en raison de l’isolement qu’il maintient avec la fermeté d’un tyran. L’effet boomerang ne saurait tarder. A chaque nouveau problème, la résolution dépend d’une ouverture de la maison sur l’extérieur. Le geôlier ne saurait l’accepter à moins d’admettre la défaite de son projet, l’échec de sa vie.

Pourtant les hormones travaillent l’esprit et le corps des jeunes de nécessités naturelles et de rêves insensés, la connaissance acquise en appelle toujours davantage, les questions exigent des réponses qui se trouvent ailleurs. Le père lui-même sait qu’il a atteint ses propres limites à l’enseignement qu’il entend prodiguer. Il s’enfonce dans ses contradictions, pris dans un dilemme dont il ne peut s’extirper.

S’il veut faire de ses enfants des êtres sophistiqués en tout point, de parfaits mélomanes, des esprits supérieurs et cultivés, ils doivent apprendre la musique et aussi les langues étrangères entre autres disciplines qu'il ne saurait enseigner. De fait, pour éviter leur sortie, il devient nécessaire de faire entrer dans la maison un étranger pour assurer le rôle de précepteur. La présence bienveillante, presque magique du vieux professeur Kuntz, fait l’effet d’une fenêtre potentiellement ouverte sur le monde dont les captifs deviennent chaque jour un peu plus curieux.
« Il ne fallait rien attendre de lui. Mais il n’irait pas contre eux. »
L’idée de l’évasion finit par s’imposer, devient une obsession, le complot gagne en vigueur. Ironie du sort, ils veulent vivre à contre-courant de la vie qu’entend mener le patriarche comme lui-même avait voulu une existence contraire à celle de ses parents défunts. Les trois jeunes mettent petit à petit au point leur plan de fuite. L'opération très risquée pourrait leur coûter très cher en cas d'échec.
« Comme disait Brutus, en latin de surcroît, conspirer est une pratique qui nécessite moult qualités : sang-froid, rigueur, sens de l’observation, silence et détermination. Le complot ne permet pas l’échec — cohortes de corps fusillés et de têtes guillotinées l’ont appris à leurs immenses dépens. La précision doit être totale. Le trio avait un atout maître pour mener à bien son entreprise : le temps. »
 De ce huis-clos à l’atmosphère viciée, étouffante, perverse, les trois gamins parviennent à s’échapper et découvrent enfin la liberté et l'immensité du monde pour en jouir pleinement. A un bémol près qu'ils ignorent. La mort leur colle aux trousses.