Affichage des articles dont le libellé est Eric Vuillard. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Eric Vuillard. Afficher tous les articles

mercredi 3 février 2010

Vuillard, d'or monstre

Atahualpa, Fourteenth Inca (1750-1800) Brooklyn Museum

Conquistadors, le dernier roman d’Eric Vuillard, n’est pas le récit de la conquête du Pérou par Pizarre,  ce n’est pas un récit historique, ni un roman épique. Il n’appartient pas à tel genre. Il serait bien trop réducteur de qualifier une œuvre de telle ampleur, d'une portée à toute force mystique. 

Il ne s'agit pas d'un récit. Conquistadors est tout entier vision, au sens théologique du terme. La révélation monstrueuse des ténèbres, par une nuit sombre, faite à Pizarre dont la vision, gravée sous la plume surnaturelle de Vuillard, surgit comme celle des tablettes d'un prophète. Le Pérou pour terre promise,  tel « un sac d’or ».

Pizarre et ses apôtres dont Vasco Nunez de Balboa, Hernando de Soto, Sebastian de Benalcazar, Almagro et Orgonez, au nom du Dieu des chrétiens, marchaient sur l’Empire Inca érigé à la gloire du Dieu Soleil, que symbolisait l’or de son représentant sur terre, Atahualpa.
« Et le soleil, par-delà les choses, fit émaner d’eux la puissance ; par une ironie sanglante, lui, le père des Incas, parla une langue de feu, fit don aux chrétiens du sang de ses fidèles, leur octroya une jouissance inouïe sur la terre d’anéantir et de fonder ; leur permit  même de détruire sa propre idolâtrie, de faire jaillir depuis une source plus profonde le sacré, de parcourir –bêtes nomades – des milliers de collines, de ferrer leurs mules avec de l’or, d’aller – jusqu’aux limites extrêmes de la certitude, aux confins de l’affirmation et de la négation – s’entretuer, s’unir, se séparer comme nul avant, peut-être, n’avait eu l’occasion ni la force de la faire ; libres, profanant tout, d’une iniquité considérable, portant dans le cœur une conception enragée de ce qui est voyant sans cesse la richesse devenir feu et cendres, sa lumière éclairant une fondation et une dévastation sans mesure, la fin d’un monde – la gloire. »
La férocité et la ferveur de la foi des Conquistadors étaient venues sur ces terres andines confronter celles de ces païens, mystérieusement couverts d’or, eux, qui en étaient indignes. Pizarre en avait fait le serment. 
« Il l’aura cet or qui abrite le feu en son centre. Ce premier né du sol et de la lumière, cette primitia, c’est lui qui l’offrira en holocauste à Dieu. Il faut un feu dans son royaume. L’or n’est-il pas le symbole du monde ? »
N’était-ce pas Dieu lui-même qui appelait Pizarre ? « Il pressentait les liens secrets entre l’or, le soleil, l’immense flamme qui consume et dévore – l’amour de Dieu. Des rapports, mystérieux aux autres, lui semblaient d’une telle évidence ! Pour lui Dieu était une énigme qui traverse la vie et réclame un tribut. »

A la tête de sa petite armée de fidèles, Pizarre, le visionnaire, Pizarre, le prophète, marchait depuis des années, mu par une détermination de démon, d'une brutalité sans limites, sur cet empire bâti d'or, afin d'en annihiler l’insulte, d'en faire taire le blasphème. 

A l’heure de son exécution, l’Inca interroge le conquistador sur la destination des chrétiens après la mort. Pizarre, lui, déjà englouti, détaché de la vie, « […] tout seul avec la mort sur son arpent brûlé », dans l'intimité de sa pensée d'homme, chrétien de surcroît, soupèse la nature de l'Indien pour lui refuser aussitôt toute valeur de créature divine.
 « Qu’est-ce que c’est, un Inca ? Un papillon de lumière ? Une toile d’araignée ? »
Les Conquistadors, enfiévrés, aveuglés, poursuivaient leurs campagnes dignes des croisés, grimpaient, campés sur leurs chevaux,— ces montures effrayantes et extraordinaires aux yeux des Indiens—, en direction des sommets où siégeait la précieuse vérité, éblouissante, dans ses scintillements d’or. 

Ils jouissaient même du goût « du sang et de la boue. Mais aussi [d’] une sorte d’étourdissement ou d’ivresse. Une immense fatigue, l’écho des ravins répercutant un unique soupir. Car c’est Dieu, le Dieu du peuple du pardon, celui de la piété mariale, celui des retables et de la lumière, visible dans le cercle posé sur la tête des rois, qui à chaque coup d’arquebuse recueillerait les pluies d’or ».

Ils avançaient encore et toujours, assiégeaient, brûlaient, exterminaient, semaient le chaos, « remportant des victoires sur l’obscurité et le silence ». Et si parfois le doute les assaillait, en une fulgurante brièveté, « Peut-être que Dieu n’approuvait pas ? »,  ils repartaient bientôt, appelés vers l’Invisible aux reflets d’or, irrésistible. Leur Saint Graal. « Dieu a-t-il mis l’or vers le ciel ?»

Pizarre en ignorait la réponse. Et en dépit de « ses angoisses et ses désirs de mort », il avait foi en sa propre vision irréductible, en son « sentiment d’élection ». Il pensait que « l’esprit pouvait peut-être entrevoir avant nous les choses de ce monde » et voulait croire qu’il « était un homme du futur », celui de l’offrande suprême.

Rien ne saurait les arrêter. Les Conquistadors poursuivaient leur mission de droit divin. « Le Déluge n’avait pas englouti toute la race de Caïn, il avait épargné quelques hommes. » Ceux-là, emmenés par Pizarre, « venus du bout du monde, […] se jetteraient sur les peuples, puis, une fois conquises les richesses, ils s’allongeraient dans l’herbe pour mourir. »

En attendant, ils avançaient encore sous l’immense ciel, gravissaient les Andes, se rapprochaient de l’Inca Atahualpa et ses rivières d’or, lui, qui « régnait seul sur l’empire ». Enfin, Pizarre comprit que « sa nuit » survenait, que c’était « depuis cette obscurité, qu’il allait sortir du néant ».
« Il faisait enfin face à l’adversaire qu’il s’était créé. Toutes les trompeuses lumières de la découverte et de la richesse facile s’étaient déjà éteintes. Il ne croyait plus qu’en Dieu et en un incroyable effort pour vivre. Il sentit en lui un arbre épais, frémissant, un mouvement naturel irrésistible. »
La volonté de puissance de Pizarre était bel et bien forgée par Dieu. Il « [voulait] vaincre avec le corps. Il [voulait] vaincre au-delà de la volonté […] ». 

Lui, « l’obscur, il nommait, il baptisait. Seul un exploit pourrait le tirer hors du noir. Pour que le néant cède une place à sa chair, il devait accomplir une chose inouïe. Afin de surplomber l’obscurité de sa naissance, la première marche était si haute que la gravir tenait réellement du prodige ».

Ils sont en nous ces Conquistadors éperdus, et nous avons oublié Eric Vuillard comme lui-même parfaitement habité d'un somptueux souffle poétique, s’est sans doute oublié. Sa main a laissé filer une plume envoûtée, guidée par la vision que lui souffla Pizarre, en une bouleversante confession d’outre-tombe.

Il lui avoua tout de son rêve furieux, de son « ardente passion d’imiter la souveraineté de Dieu. Il voyait une image radieuse dans ses crimes et ses désordres. Il priait avec ferveur au nom d’un orgueil étrange, à la fois terrible et coupable, mais ne passait pas par l’estime de soi. Il implorait sans cesse le secours du Sauveur, mais il ne réprimait pas en lui le désir de conquête car il se disait l’instrument sale et périssable d’une horreur nécessaire. Il savait que lorsque Dieu tarde à nous secourir c’est pour mieux nous éprouver, c’est par une faveur plus extraordinaire que la victoire des armes, afin de nous faire vaincre un mal plus secret et dangereux que le fer. Car tout notre pouvoir vient de Dieu, c’est lui qui forme en nous notre volonté et c’est encore lui qui décide du résultat de notre action. Ainsi, Pizarre brisa et brûla le veau d’or. »

Les Conquistadors, « hommes taillés dans le charbon » à l'instar des gravures de Goya,  avançaient toujours, portés par leur sombre et inlassable désir, fascinés par leur propre souffrance, vers cet or, monstre de Dieu.
« Ils veulent savoir. Ils veulent aller jusqu’à ce mal terrible, jusqu’à se perdre, jusqu’à mutiler en eux la chose humaine. Ils veulent se voir morts, princes de la puissance et de l’air ; ils veulent que les signes s’accomplissent. »
Pizarre et ses Conquistadors œuvraient au sacrifice. « Le goût de l’or était celui du sang. » La maudite alchimie prévaut encore de nos jours.

Conquistadors, Eric Vuillard (Ed. Leo Scheer)