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dimanche 29 mai 2011

Bienvenue en Atopia !

Autoportrait – Bamako 1999 (c) Antoine d'Agata


« Les hommes satisfaits n’écrivent pas plus qu’ils ne lisent : ils vivent.»  - Eric Bonnargent

Depuis l’absence de l’origine, les hommes s’épuisent à promener leurs solitudes abandonnées sur les chemins tortueux, insensés de leurs existences déboussolées, dans l’alternance mélancolique d’ombre et de lumière, et sûrs d’une seule et commune réalité, celle d’une destination grave, unique, irrémédiable. Il ne reste pour certains qu’à lutter contre telle malédiction, soit à écrire et à lire pour le meilleur et pour le pire. Rien d’autre ne vaut de vivre ni de mourir parfois.

Aussi, valises chargées de livres, mieux vaut fuir les sentiers battus, se décaler davantage et s'inviter au « point de rencontre entre l’écrivain et son lecteur » au sein du Petit observatoire de littérature décalée où règne le critique littéraire et professeur de philosophie Eric Bonnargent, alias Bartleby les yeux ouverts.
Bienvenue en Atopia !

L’accueil de préface est de bel augure, le seuil racé. Antoni Casas Ros - auteur de singuliers romans (Le Théorème d’Almodovar, Enigma, et Chroniques de la dernière révolution attendu en septembre) et d’un recueil de nouvelles (Mort au Romantisme) - annonce un ballet d’Etoiles dansantes sur fond de chaos, dont la périlleuse complexité engage au « retour à la vérité de l’être, à sa solitude, voulue ou imposée, [où] se présentent toutes les figures de la fuite ou de l’invention de l’écrivain ».
Quelques pages plus loin, Eric Bonnargent introduit son Atopia en un clin d’œil. I would prefer not to… Trop tard, le lecteur est déjà saisi et condamné à vivre dans ce « sentiment d’inquiétante étrangeté » que représente l’atopia, admet-il. Cette zone décalée, en suspens, accueille ceux qui se sont extraits du monde en le pensant et s’en trouvent désormais orphelins. Et pour épouser les mots d’Antoni Casas Ros, disons que l’atopia n’est autre que l’espace clos de « l’exil en soi ».

Aussitôt avoir « commencé à penser. Il est impossible de faire machine arrière. L’exercice de la pensée éloigne des préoccupations communes et interdit toute insertion », prévient Eric Bonnargent, sûr d’avoir bien enfoncé le clou dès le préambule. Le voyage en atopia ravage.

L’auteur, non sans aveu préalable d’humilité, guide d’un style alerte et sensible à travers les œuvres d’une longue lignée d’écrivains, méconnus pour certains, où défilent des personnages aux mœurs et comportements caractéristiques, selon lui, de l’atopos.

« Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer », précise-t-il.

Eric Bonnargent s’est attaché à examiner les principaux symptômes et manifestations de ce détachement de la communauté des hommes dont souffrent les personnages de vingt-neuf romans et qu’il confronte à tant d’autres qui peuplent les œuvres de Littérature.

Ils ont tous en commun d’être en prise avec le mal, sous toutes ses formes. Mal dans leur peau, mal dans leur vie, mal dans leurs émotions, mal au monde, ce sont des anti-héros. Ils ont et font mal. Ils sont soit lâches, soit haineux, dégoutés, sordides, impuissants, désespérés, agressifs, vulgaires, mélancoliques, pathétiques, alcooliques, creux, médiocres, menteurs, violeurs, assassins. L’atopia, c’est l’antre de la noirceur des hommes, noirceur insupportable au réel que la littérature transcende et métamorphose en une forme de beauté singulière et fascinante.
Mais à bien observer cette cohorte de plus près, un constat remarquable se fait jour qui ne laisse pas sans poser question : les autochtones de l’Atopia sont exclusivement masculins, la gente féminine est bel et bien bannie du cercle de ses auteurs et ne parvient jamais pleinement à surgir en personnage de fiction de premier plan.

Comme dans L’Homme au marteau de Jean Meckert, un roman de 1943, où le personnage central Augustin Marcadet qui n’a que trente ans et se sent terriblement vieux, vit son quotidien parisien comme un « supplice chinois », étouffe de sa propre médiocrité que lui renvoie le regard de sa femme Emilienne et de ses collègues de bureau, avant de finir par claquer la porte. Eric Bonnargent relève ici qu’« Emilienne, c’est la femme et la femme, c’est le principe de réalité, la soumission à l’ordre des choses, la maturité […] Le bonheur au féminin est simple comme un mari, des enfants et des gamelles pleines. Les grands mots sont des enfantillages masculins ; ils ne remplissent pas une marmite. »

A croire que la littérature, la pensée, ou la misanthropie, le suicide, la mélancolie, le doute mais aussi le meurtre, la violence, la guerre, la dictature ne sont qu’affaires d’hommes. De là, à soupçonner l’atopos de misogynie… Il n’y a qu’un pas et ne pouvons l’exclure. En parallèle, nous pourrions bien être tentés d’en conclure que la femme (mère, épouse, sœur, fille ou même la maudite inconnue) serait à l’origine même de leur exil en atopia.

Ces personnages de romans qui s’y réfugient, en rompant avec le monde, marquent surtout une irrémédiable rupture avec la réalité dont la femme en est par nature le symbole. Il faut la fuir, la mettre au ban. En conséquence et dans le meilleur des cas, ils ignorent les femmes, les rejettent, les renient, les méprisent mais dans le pire, ils les humilient, les violentent, les torturent, les assassinent et enfin les enterrent. La réalité avec, croient-ils.

Ces personnages de fiction se distinguent de ceux qui les ont créés, car les écrivains à travers eux accusent, stigmatisent, mettent en garde, affirment leur refus de cette part maudite qui vit aussi en eux et ainsi s’en préservent, peut-être. Si l’écriture les sauve souvent, parfois elle les anéantit quand elle se refuse ou bien les submerge. Elle exige d’eux également cet « exil en soi ». L’écrivain, qui se retire du monde pour en exprimer le malaise, « est atopos ou il n’est pas », clame Eric Bonnargent. Et de citer Enrique Vila-Matas,auteur phare à ses yeux : 
« écrire signifie entrer et faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries souterraines travaillant jour et nuit. »
Dans la famille nombreuse des écrivains atopos, Eric Bonnargent a désigné les membres d’honneur de l’Atopia que sont Alberto Moravia, Sébastien Doubinsky, Rolf Dieter Brinkmann, André Gide, Horacio Castellanos Moya, Fernando Vallejo, Jean Meckert, Dominic Cooper, Dag Solstad, Albert Cossery, Herbert Hunckle, Vénédict Erofeiev, Juan Carlos Onetti, David Vann, William Styron, Stig Dagermann,Fernando Pessoa, Bryan Stanley Johnson, Eugène Ionesco, Jose Luis Borges, Antonio Caballero, Carlos Liscano, Alain-Paul Maillard, Enrique Vila-Matas, Cormac McCarthy, Alejo Carpentier, Dambudzo Marechera, Jorge Volpi et Roberto Bolaño.

Pour ce dernier, écrivain chilien mort en 2003, écrire impliquait de « […] savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux ».

Cet explorateur du mal ne faisait pas semblant de s’y risquer, pour preuve son impressionnant volume de plus de mille pages 2666, qu’Eric Bonnargent qualifie de « livre-monde » où Bolaño stigmatise notamment l’ultra-violence et l’épouvantable loi du meurtre régnant sur la ville mexicaine de Ciudad Juarez. « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde », relève Bolaño cité par le critique. Aux yeux de ce dernier, ce secret s’entend dans le titre même du roman révélant que « chaque année du vingt-et-unième siècle sera marquée du sceau de la Bête. Dieu s’est retiré du monde marqué par son absence ». La place vacante, le Mal désormais peut s’installer sans obstacle et fomenter son No man’s land.

L’écriture constitue ce refuge d’où tirer la force de lutter contre la peur, la souffrance ou la folie, comme y a puisé la sienne l’Uruguayen Carlos Liscano, emprisonné sous la dictature militaire de son pays et pour qui « écrire c’est se raconter une vie, parce que celle qu’on a ne nous plaît pas ». C’est à l’écriture qu’il doit sa survie à l'emprisonnement et la torture. « Il s’est créé un double, l’écrivain, qui, à sa sortie de prison s’est substitué à lui et l’a relégué dans les limbes », explique Eric Bonnargent. « L’écrivain est toujours en dissidence avec la vie », ajoute-t-il.

Pour Liscano, auteur en 2007 de L’écrivain et l’autre, « tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain qui devient le serviteur ; dès lors, il vit comme s’il était deux. Celui qui veut être écrivain doit inventer l’individu qui écrit, ou l’individu qui va écrire ses œuvres, car lorsque le serviteur l’invente, l’écrivain n’existe pas encore. »
L’écriture participe ainsi du renoncement à soi, mais également du combat intérieur qui se livre de soi à soi, entre la langue et la pensée, cette difficulté d’écrire qu’Eric Bonnargent nomme Le syndrome de Bartleby et qu’il illustre aussi avec Un Mal sans remède (1984) du Colombien Antonio Caballero. Une difficulté qui, poussée à son paroxysme, devient un enfer. Réduit au silence le plus insupportable parfois, l’écrivain qui ne surmonte pas sa paralysie littéraire est alors rejeté de son atopia indispensable à son existence, condamné à vivre la plus cruelle des réalités qui soit, celle d’un mort-vivant.

Ce fut le cas de l’écrivain suédois Stig Dagerman qui, après des années de succès littéraire, ne parvint plus à écrire. « Je suis tellement l’esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne de peur qu’elle me nuise », avait-il écrit, deux ans avant de se donner la mort en 1954, dans un texte bouleversant intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Constituant une profonde méditation sur son désespoir face à l’incapacité d’écrire qui le frappait, il y annonçait son intention de « finir d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ».

« Alors qu’il était à la recherche d’une consolation à la mort, Stig Dagerman reconnaît que c’est la mort qui est la seule consolation à la vie, estime Eric Bonnargent, la mort est une délivrance et la choisir est le seul acte complètement libre dont nous soyons capables ».

La Littérature qui n’est rien sans l’écrivain, n’est rien non plus sans le lecteur. Mais « les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs »disait l’immense maître de fiction Borges qui fut lui-même un grand lecteur, insatiable et attentif.

Le lecteur y trouve aussi refuge. La lecture est « un moyen d’échapper au réel et de le nier. On vit ou on lit », assène Eric Bonnargent. Par conséquent, le lecteur est également atopos, selon lui, puisque le fait de lire l’installe « en état de suspension, en décalage par rapport au monde ».

Le « lecteur-né » qu’est Eric Bonnargent, atopos caractérisé, pénètre les romans, les explore, s’en imprègne, en observe tous les aspects pour mieux s’appréhender lui-même sans doute, il y plonge à l’affût du sens, de l’essence même de l’œuvre et partant, de l’existence. Tout lecteur passionné éprouve la conviction intime que les œuvres portent en elles le mystère de la création, tout entier, irrésolu, s’épaississant à toute approche, insolvable à jamais. Pourtant, il s’efforce encore et toujours d’aller à sa rencontre, seulement possible en fiction.

Son approche de la Littérature procède de cette quête personnelle que souligne le critique en rappelant les mots de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : 
« L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».
Les œuvres apparaissant comme l’expression même du mystère, les échos qu’elles produisent au fond de chacun figurent autant d’indices et d’éléments propres à le percer. Irrésistiblement, le lecteur est à leur écoute et tend mieux l’oreille à leurs résonances et à ce qui, tout aussi mystérieusement, en lui existe et leur répond. Si diablement parfois, au point que le mal-être contamine, sournoisement s’insinue, porté par une même et seule sentence, récurrente, indélébile.

I would prefer not to

Ca correspond à merveille. Et il semble au lecteur qu’il n’est pas si seul, pas aussi étranger au monde, qu’il y voit plus clair, qu’il raisonne déjà mieux et chemine sur la bonne voie. Certes « l’essence de [ces] domaines [l’histoire, l’art, la poésie, la langue, la nature, l’homme, Dieu] est l’affaire de la pensée », affirmait Heidegger. Seulement, il ajoutait aussi que si « la pensée se meut là où elle pourrait penser l’essence de l’histoire, de l’art, de la langue, de la nature, […] elle n’en a pas encore le pouvoir ». Et d’exclure cette fois Dieu, car si son essence est bien affaire de la pensée à ses yeux, en revanche il n’aurait pu prétendre que la pensée aurait jamais le pouvoir de penser l’essence même de Dieu. Le mystère suprême est irréductible.
Soit. N’attendons plus Godot qu’en Littérature. Le rendez-vous est donc fixé, c’est bien là qu’il faut se rendre en vérité. Tout le monde a bien saisi que de l’Atopia, nul ne revient jamais.


Atopia, Petit observatoire de littérature décalée, Eric Bonnargent, Préface d’Antoni Casas Ros (Ed. Le Vampire Actif, Les Entretiens)