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samedi 14 janvier 2017

Un zeste de "Parade Jeunesse d'Eternité"

Guillaume en mars 1916 – Tête du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité  – Dessin Hélène Damville

Extrait du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité, roman, Zoé Balthus, paru le 11 janvier 2017, chez Gwen Catala Editeur


dimanche 4 septembre 2016

Emmanuel Tugny & Zoé Balthus : "D'après les livres"

Monotype (c) Paul de Pignol – Couverture d' Après les livres à paraître chez Gwen Catala

« Dimanche 17 juillet 2016


Zoé – Je poursuis sur cette lancée que m’a soufflée Marguerite pour aborder la question du style. Tu te moques de moi, parfois… souvent, en me prêtant des accents durassiens. Flatterie pour fille, dit-elle (sourire). 

Duras riait de l’effet que produisait ce qu’elle appelait l’audace de son style que l’on reconnaît entre tous – et dont elle jubilait a posteriori avec fierté comme une révolutionnaire après avoir jeté des pavés à la tête de sombres flics  – jusque dans la structure de ses phrases qu’elle tordait et ses répétitions… à répétition, cette forme de détachement du monde et la manière dont elle livrait au monde le monde lui-même tel qu’elle le toisait, avec une douloureuse compassion mêlée de dégoût, un monde qui était toujours sien mais dont elle voulait se venger.

Je considère que ton style est un frère révolutionnaire, audacieux, entre mille reconnaissable, qui déstabilise tout en ouvrant d’autres perspectives, mais ton style est beaucoup moins terrien que le sien, je veux dire que le tien est sidéral.

Je songe aux noms désarçonnants et néanmoins superbes des personnages – et des contrées
de tes romans, de l’espace et du temps neufs qui semblent taillés dans la flottaison des songes et qui ajoutent à la confusion, parfois comme si tu cherchais à tous les semer en route, et les perdre, perdre le fil même du récit, distrait par un tout autre fil dont tu te saisis pour le raccorder ou non, en t’appuyant pour ce faire, aussi sur le style mais pas seulement. Bien sûr, il y a la qualité et la richesse du récit qui participent de ton style, et à la différence de Duras qui, malgré elle restait ancrée dans la réalité, toi tu parviens à rompre les amarres d’ici-bas… Dans ton style, il n’y a pas de vengeance, nulle haine réelle que l’on sentirait monter des tripes, même lorsque cela cogne, cela saigne et même quand cela tue, c’est hors de toi.

Qu’est-ce que toi tu appelles style, comment définirais ton style, si tu le peux…

Sans style, peut-il y avoir livre , selon toi ? Elle, maintenait que non.

Emmanuel Tugny à Saint-Malo –  2016 (c) Zoé Balthus

Tugny – Ce que tu écris fait un sacré écho en moi au moment où, parce qu’ils reparaissent, je relis beaucoup de mes livres.

Par exemple, Le Souverain Bien, dont les chapitres d’ouverture sont à mi-chemin entre réalisme – un peu à la Russe – et fantastique, ou La Vie scolaire.

Me relisant, je me rends compte que ce qu’on appelle généralement le réalisme est vraiment très peu mon affaire. L’écriture s’y ennuie, on la sent fébrile, engagée dans autre chose, pas à son aise, comme ravie hors d’elle-même par une dimension sinon plus haute du moins distincte et plus aérée, moins entravée par des formes qui en précéderaient la naissance. Je dis souvent pour faire l’intéressant que la littérature fondée en réel est une littérature anaphorique. Elle est là pour rappeler, pour faire revenir, pour revenir. Je sens, lorsque je me relis, que la littérature que je travaille à mettre en chemin est en état de panique face à l’accumulation des formes antérieures à la sienne, qu’elle halète entre syndrome de claustration et sensation qu’un ordre ou qu’un règne s’impatiente, où la respiration de ce qu’elle entend être comme forme l’attend impatiemment.

J’ai vraiment cette sensation-là que la construction d’un livre à partir de ce qui le précède au monde, que ce qui le précède au monde me ressortisse, ressortisse à l’auctorial comme monde ou ressortisse au monde, à ce qui n’est pas celui qui écrit, n’est pas pour mon livre. Au reste, les oeuvres qui se fondent sur l’observation des choses ou sur l’observation de celui qui les observe, l’auto-fiction faisant comble, me tombent en général des mains.

Lorsque tel n’est pas le cas, c’est qu’une majesté particulière du monde ou de soi en faufile l’écriture, qu’une vérité d’ordre anagogique me semble atteinte, s’agissant du phénomène ou de ce qui s’y rapporte du moi écrivain. Je dirais des livres qui disent quelque chose du monde ou du moi qu’ils ne me plaisent que quand, par une sorte d’intensité supérieure de l’engagement dans l’écriture, entre munificence du champ observé et itération du motif jusqu’au dégagement de sa dimension d’éternité, ils exsudent de l’être de soi ou des choses. D’Aubigné, Retz, Scarron, Crébillon, Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, Faulkner, Hugo, Proust, Maupassant, Hyvernaud, Grossman, Céline, Pirandello, d’autres… Duras…

Il y a dans les livres de ces écrivains que j’aime « tant de réel », tant de générosité dans l’abord des choses, tant de choses et dans cet abord tant d’opiniâtreté (analyse, itération) que quelque chose d’un « absolument le monde /le monde absolument » s’y fait voie à la lecture. Je ne dirais pas tout à fait que ces auteurs disent le monde ou se disent, je dirais qu’ils élèvent le monde et le sujet observant vers une anagogie de soi, une strate où le monde et soi sont soi, c’est-à-dire de l’ordre de l’être, de cet ordre dont la principale caractéristique est à mes yeux qu’il est cela où les formes (qu’elles soient du monde ou de soi n’y change rien) rencontrent leur solution dans l’être, leur mêmeté dans l’être, c’est-à-dire une forme progressive de dissolution dans l’unité irénique.

Etat civil de Balzac, moi proustien : il suffit que tout cela rencontre cet ordre anagogique par le travail non pas tant du style -j’y reviendrai- que de la matière du livre tout entier, qui l’excède amplement, pour qu’une paix gagne l’écriture, fût-ce dans ses méandres et ses spasmes. Ce qui est sourdement le même en tout, que je nomme l’être et que je pourrais fort bien nommer l’infinité (pensant à Lévinas), l’absolu, l’éternité d’une vérité, gagne à ce point le capharnaüm réaliste chez certains réalistes qu’une forme de simplification paisible s’opère, dans quoi je reconnais un espace, une atmosphère, un recours possible pour cette forme singulière de la phénoménologie qu’est la lecture.

Il me faut beaucoup d’air dans une œuvre.

Beaucoup d’atmosphère.

Beaucoup de souffle, souterrain ou pas, de mêmeté, de beauté moniste.

Le tour de force de beaucoup de mes auteurs de chevet est de parvenir à ce qu’un désordre des objets circonscrits expire la matière en quoi ils se dissolvent et qui est l’unité du monde en l’être.

Quand cet apaisement des formes dans l’anagogie, qui est affaire de travail, qui est affaire ouvrière, ne m’apparaît pas, quand je ne vois qu’accumulation des formes du monde et de formes de soi, quand je vois cela dans le livre de l’un, de l’autre ou dans les miens, quelque chose se met en branle qui organise mon évasion.

Je referme le livre de l’autre et pour ce qui regarde mon livre, je lui indique qu’il est temps d’aller voir ailleurs si j’y suis.

Au fond, Le Souverain Bien, par exemple, ou Après la Terre, ne parlent que de ça, à la revoyure… je vois bien qu’ils désignent un chemin par où le récit peut et doit prendre le large. Ces deux romans-là, par exemple, contrairement à Mademoiselle de Biche ou au Silure, ne dérivent pas d’une résolution, ils n’ont pas réglé la question de leur champ d’intervention avant que de naître comme forme. Ils vivent un peu où le fatras des choses aliène leur parole à un désordre stupéfiant et puis, en effet, comme tu le dis, ils prennent leur envol vers une dimension autre. Ni supérieure ni inférieure ni parallèle : autre. J’aime bien que tu utilises cette idée du « sidéral » parce qu’en effet, je dis dans le livre que j’ai écrit dessus qu’elle est cette dimension où, par repli de l’être sur soi, par écrasement des solitudes, l’être se rencontre dans l’être…cette dimension sidérale, c’est celle que veulent atteindre mes livres, oui.

Il y a un peu de platonisme, beaucoup de romantisme (à l’allemande ?) là-dedans : le règne rationnel, le règne analytique, le règne des formes discriminées me semble d’une étroitesse insigne, je n’y suis pas à l’aise comme ouvreur de livres, je l’ai dit. Il m’a toujours semblé qu’un mensonge et comme un diable (un diabolos) gouvernait cet espace des cantonnements, des taxinomies. C’est un règne menteur à mes yeux, plus fictionnel que les fictions. Et puis c’est un piège qui isole le moi de ses motifs, de ses supports d’observation. En somme, c’est à fuir. C’est à fuir vers l’Idéal de tout ça, vers des formes qui sont à la fois toujours et jamais le monde. Oui, il y a beaucoup de platonisme et beaucoup de romantisme dans mes livres. Tous aspirent à rencontrer un ordre sidéral où les formes du monde se ramassent, se regroupent, se fondent en des uns se fondant en l’Un. Mes livres cherchent à rencontrer l’ordre de l’Un, je ne peux pas mieux dire. Et à les lire, je vois combien ils vivent leur passage par l’observation des choses comme une épreuve dispensable, comme une torture sans objet ou, au mieux, comme une séquence initiatique.

Ils prennent la tangente, je le vois, de deux façons : la première consiste à travailler le monde depuis une langue qui en dit le caractère intenable, une langue elle-même intenable, impropre à la consommation. La seconde, toute complémentaire, consiste à dire le règne à quoi se rendre, où se rendre, depuis une langue qui soit hospitalière, depuis une langue qui, par adhésion à un certain nombre de principes d’élucidation (répétitions, syntaxe apaisée, lexique emprunté à la parole ou au livre d’en haut) dit la paix rencontrée en terre anagogique.

L’anaphorique fait le style furieux, de mes livres, l’anagogique le fait tranquille.

Et qu’est-ce que j’appelle le style lorsque j’écris ça ?

Je n’essentialiserais pas le style comme Flaubert… Je préfère l’option Buffon…

Je ne crois pas du tout qu’une œuvre, qu’un livre, ce soit une langue et c’est tout, que le style (au sens de langue inédite) soit une « manière absolue de voir les choses » car cela reviendrait à faire de la littérature une affaire de langage ;  or, je crois que si la littérature est en effet une affaire de langage, elle ne l’est que de façon seconde, étant me semble-t-il au premier chef une affaire de résolution de l’être en objet et de l’objet en être dont le langage est un outil, pas le seul, et pas comme langage, le plus souvent, mais comme partialité rythmique, lexicale, du langage qui ne me semble jamais totalement engagé comme tel en littérature (c’est un autre sujet, revenons-y à l’occasion si tu veux). Je ne dirais d’aucun livre que j’aime que son affaire soit d’être langage. Tous les livres que j’aime fondent leur existence propre sur un rapport du sujet à l’objet et de cette phénoménologie à l’être dont le langage est à mes yeux, jusque dans ses involontés patentes, le traducteur servile.

Il y a en littérature une servilité du langage qui me semble lui interdire d’être l’œuvre.

En revanche, le rapport qu’établit Buffon entre le style et l’homme et qui me semble en creux assujettir, subordonner les formes stylistiques à l’affirmation d’une identité de livre qui soit arrachement, affranchissement aventureux d’un objet par rapport à une humanité ouvrière, c’est-à-dire les assujettir, les subordonner à un dialogue entre facteur de livres et livres, me semble convenir davantage…

Je dirais du style qu’il est une modalisation, c’est-à-dire une traduction dans la forme du langage comme aliénation en forme d’un rapport sujet-objet et sujet-objet-être, du rapport entre l’ouvreur de livre et son livre.
  

A mes yeux, si la littérature n’est pas soluble en le style, c’est que le style est la modalité du dialogue ouvrier entre l’auteur, le sujet auteur et son livre, l’objet-livre.

Le style est la forme de l’échange entre l’auteur et sa matière qui lève et qui s’en va.

Le style c’est l’homme au travail du livre.

Pas le livre.

Le travail, pas le produit.

Ce n’est ni tout l’homme ni tout le livre, c’est la forme d’un dialogue phénoménologique intime entre celui qui écrit et cela qu’il écrit.

Ainsi l’angoisse éprouvée devant telle ou telle direction prise par le livre me semble-t-elle trouver sa traduction formelle dans telle ou telle modalité du langage littéraire, de même que la paix éprouvée au constat de la direction du livre vers une résolution de ses formes en une forme majeure, anagogique, me semble trouver sa traduction dans d’autres modalités…

Oui, je dirais du style qu’il est l’homme au travail, saisissable dans la forme du livre, ou le dialogue de l’homme et de son œuvre repérable dans le langage qui est – et n’est que – la matière du livre.

En quelque sorte, le style, c’est l’œuvre mais je ne dis pas là une chose si simple parce que ce que j’entends par œuvre, c’est le processus d’œuvre, pas le terme, le devenir, pas le terme ; je ne parle pas au perfectif…je dis quelque chose d’un peu deleuzien alors je précise : le style, c’est l’œuvrer, le style, c’est l’ouvrer, le style c’est l’homme au travail du livre.

Je parle à l’imperfectif : « Le style, c’est l’œuvre ».

Soyons un peu définitifs, Zoé : « le style, c’est le travail de l’œuvre ».

« Le style, c’est l’œuvrer ».

Mon style, c’est le travail de mes œuvres. Il est en dépendance de mes livres. J’ai le style du travail de mes livres. Si je n’en ai qu’un, j’en dirais qu’il est panique au monde, serein outre, c’est-à-dire, tutto sommato, arythmique, irrégulier ou formidablement homogène si on lui applique un regard fondé sur l’observation immédiatiste (au sens de Jankélévitch) du travail de l’œuvre c’est-à-dire, en ce qui regarde mes livres, d’un travail dont tout le sens est la quête fiévreuse, impatiente, d’une façon de point d’orgue.

Voilà, le style, c’est le travail de l’œuvre et le mien, c’est le travail d’une aspiration à l’unicité paisible comme résolution. »

In D'après les livres (Conversation) – Emmanuel Tugny & Zoé Balthus Postface de Cyril Crignon – à paraître en octobre chez Gwen Catala Editeur

dimanche 10 janvier 2016

Paul de Pignol : Incarnations


Ces bras qui m'encombrent II - 2006
bronze
- Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle

La mélancolie de la chair 


Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques. 

Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses, porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la résurrection. 

Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois. 

Incarnations mystiques 

Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang. Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines rhizomiques. 

Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine, scandaleuse, pénétrante, violeuse. 

L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations. 

Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres, tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos. Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer. 

Figures totémiques 

C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes. 

Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent, tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée de la mère originelle. 

L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes. 

Méditation métaphysique 

L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse. 

Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair. 

Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance spirituelle. » 


Zoé Balthus, novembre 2015, Paris

In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)


Parution lors de l'exposition Incarnations  de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars  2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg


lundi 21 septembre 2015

Rodin : dessin, passion, danse et volupté


Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome  Edward Steichen
à B.
 
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de 1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin. 


L’artiste, à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il bien des années plus tard à l’une de ses modèles.

En 1866, Rose lui avait donné un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis en branle son chantier de La Porte de l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais. 

Un jour de 1881, une jeune fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.  

L’élève Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt, entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le cœur des deux artistes qui deviennent amants. 

Devenue à la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir de son Pygmalion. 

« Rodin, qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer de sa grande expérience.  Mais il la consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste. 

Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais. 

Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.   

Possédé par l’esprit et le talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.  

Profondément épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ; mais l’or qu’elle trouve est bien à elle »,  souligne-t-il.

En 1888, il lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures. Le couple vit encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle. L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et de sensualité, de force et de mouvement.  

« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »

En effet, c’est la descente aux enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin
Cependant, Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même aisance qu’il maniait le crayon. 

« A mes débuts quand je faisais venir un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient insupportables. Il parlait de « modèles usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques. 

Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux, sans regarder sa feuille de papier. 

Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à une sculpture. 

« La chose qui bouge dans la nature, c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer. »  

La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme,  exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.  

Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient ébloui : 
« Ces merveilleuses princesses ont renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […]  imaginez donc de ce que put produire en moi un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un mystère ! »  Il se délectait de les dessiner. 
« Ce sont des figures de marbres conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé. L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :


Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin

« Elles  nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. » 
Rodin  qui allait au spectacle voir les corps bouger sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à L’Après-midi d’un faune :  

« D’une animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. »

De fait, le Russe accorde des séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan, la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on. Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.

De son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :


« Depuis que j’avais vu son œuvre à l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.

Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des très grands.  Quelques fois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour lui. 

Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J’avais l’impression que sous ses  caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine,  me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame effarouchée congédie prestement ce diable d’homme.  

Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. » 
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset) 

jeudi 14 mai 2015

Amande douce

Amande douce - Cécile Hug & Zoé Balthus (c) Marie-Laure Dagoit - Ed. Derrière la salle de bains

« Il se débarrasse avec lenteur de ses vêtements. Il lui lance sa chemise blanche qu’elle envoie voler par la fenêtre. Dehors la nature roucoule aussi, les nichées bruissent de toutes parts dans les bourdonnements d’abeilles. Elle rit à pleines dents, avant de mordre ses jolies lèvres. Son regard bleu pétillant ne quitte pas l’homme. Elle suit chacun des gestes qui laissent choir les frusques au sol avec désinvolture, dans la chambre envahie de lumière. Enfin, il l’approche, s’étend à son côté et, toujours avec lenteur, baise le bout de son nez rond, son menton, ses lèvres fraîches. Il prend son temps, les déguste, tout en glissant ses mains sous la robe de crêpe, amande douce. 
[...]»

Zoé Balthus, in Amande douce,  dessin de Cécile Hug, Ed. Derrière la salle de bains

lundi 26 janvier 2015

Tcheky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

Tcheky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tcheky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ?

Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Tu as une formation de musicien ?

Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé : Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?

Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ?

Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.

lundi 5 janvier 2015

Bergounioux: la confusion des promesses du monde



Un abrégé du monde – 2014 – Paul de Pignol 

Récit autobiographique, mélancolique, Un abrégé du monde, est un nouvel et court opus de Pierre Bergounioux qui vient de paraître aux éditions Fata Morgana. L'écrivain sexagénaire porte le regard en arrière, sur l’enfance, à l’heure de l’éveil, de l’appréhension naïve du monde, ou plutôt de son incompréhension. Quand le désir indomptable de le saisir au sens propre et au figuré prend le dessus, quand l'enfant cherchait du matin au soir à en conserver des bouts comme autant de repères et de traces de « beau, d’acceptable », des pans d’une réalité précieuse, celle qui surprend, fascine, éblouit celle qui enchante l’existence comme dans un conte de fée ou déroute avec la malignité de la sorcellerie. C'est le premier des trésors qui se constitue au fur et à mesure de la découverte du réel par le jeune Pierre Bergounioux pas plus haut que trois pommes. 
« C’est à l’aide d’une boîte en carton fort que j’ai réglé, vaille que vaille, au début, le problème de la réalité. »
Ce coffret qui l’avait « accompagné, abrité, sauvé, peut-être », n’était autre qu'Un abrégé du monde dans lequel l’homme mûr devenu, soudain, replonge. Avec la douceur et la poésie qui le caractérisent, il se souvient des petites choses dérisoires et insignifiantes aux yeux des grands, comme autant de pièces qui composent un tout, une unité. C'est un nécessaire à exister, à comprendre, à imaginer, à désespérer, à trier, à refuser.

La boîte — récupérée dans la poubelle d’un photographe « qui se pendit quelques années plus tard parce que la réalité dont je parle ne lui convenait décidément pas, à lui non plus » — avait disparu dans des circonstances depuis longtemps oubliées, en revanche le contenu demeure claire dans sa mémoire. Une foule de choses versées avec soin par ses mains d’enfant, sa collection secrète qu’il égrène au fil des pages a jalonné son initiation. Elle est occasion de conter l’histoire du lutin aux yeux neufs qu’il était, de narrer l’aventure du petit poucet au fur et à mesure de ses trouvailles, de remonter le cours de ses étonnements, ses réflexions, ses angoisses qu’il éclaire de son érudition d’homme ultra-sensible. Subtil autoportrait aussi.
« Je prêtais aux adultes des clartés supérieures, nées d’une familiarité prolongée avec un monde que je commençais à peine à reconnaître. Mais, même en leur accordant cet avantage, même à me suspecter d’avoir l’esprit dérangé, le fait demeurait. Je ne pouvais, sans préjudice grave, m’exposer à ce qui passait pour réel. »
C'est l'occasion d‘évoquer la maison rose sur les hauteurs de la Bouriane, dans la chaleur de plomb du mois d’août et la première fois que sa mère, divinité bienfaisante, se transformait en cette mégère qui lui avait fait lâcher d’une tape sur les doigts le frelon dont il venait de s’emparer afin d’enrichir son trésor. 

Au cours de son exploration du monde, il réalisait que ce qu’il aurait bien voulu glisser dans son coffre ne se laissait pas toujours emporter, ou encore se métamorphosait de telle façon qu’il fallait s’en débarrasser bien vite, les fleurs se fanaient, les poissons empestaient, les oiseaux pourrissaient, quant à la lumière, l’enchanteresse, elle, était insaisissable. 

Les agissements des grands, ce que contenaient les livres, les films et les photographies emmêlaient les perceptions de l’enfant en quête d’explications rassurantes à la lumière du peu qu’il savait et se voyait au contraire confronté à de nouvelles zones d'ombres, à davantage de mystère qui le forçait à pousser l'exploration plus avant
« Ca n’allait pas. Je continuais à percevoir l’aspérité du fait. Les brillants paradoxes que je relevais tendaient peut-être à nous humilier. Mais ils devaient selon toute probabilité, se rapporter à un univers aussi consistant que le nôtre. »
Il dit à rebours l’émerveillement puis le désenchantement, avec la délicatesse fougueuse de la jeunesse et l’aplomb précis de la maturité, il règle les comptes avec style, remet les pendules à l’heure en finesse. 
« Les adultes parlent, quelque temps, un langage inintelligible et je me demande encore si ça ne contribue pas à la félicité de l’enfance. Le jour où l’on commence à deviner ce qu’ils racontent, on est très surpris de ne pas s’y retrouver. Il nous vient des doutes rédhibitoires. On entre dissidence. »
Le sculpteur et peintre Paul de Pignol accompagne le récit de dessins au crayon d’une racine découverte sur une plage et qu'il a ramassée en songeant qu’elle aurait peut-être sa place dans le coffret de Pierre Bergounioux parmi les silex et les agates, les bois curieux, les verres polis, les plumes de geai et les insectes sans pattes. On tourne une page, elle apparaît, sous un angle différent, éclairée d'une lumière autre, elle se métamorphose, produit une complication supplémentaire. Parfois, on dirait un os rongé, un détail anatomique, une pierre de lave. La perception brouille la donne, à moins que ce ne soit le contraire. On évolue dans la confusion des promesses du monde. 
 « On vieillit. J'allais ressembler aux adultes mais plutôt mourir que de les continuer. Ce qu'ils possédaient d'enviable et dont j'étais obstinément privé, c'était la liberté que je comptais exercer dès qu'elle me serait concédée. Je ferais ce que bon me semblait, je partirais à la rencontre du tout, le bénéfique, que je logeais par bribes dans ma boîte quand il voulait bien y entrer. »
Un abrégé du monde, Pierre Bergounioux, dessins Paul de Pignol (Ed. Fata Morgana)