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jeudi 6 août 2020

L'essentielle marche de Giacometti


Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait, « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

samedi 9 mai 2009

Bacon, la gravité I

Francis Bacon - 1963 - Bill Brandt (c) Bill Brandt Archive

"Un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre"

David Sylvester : N’aviez-vous jamais voulu faire une peinture abstraite ?
Francis Bacon :
 J’avais eu envie de créer des formes, comme à l’origine lorsque j’ai fait les Trois figures à la base de la Crucifixion. Elles étaient influencées par les choses de Picasso de la fin des années 20…

Après le triptyque, vous avez commencé à peindre d’une manière plus figurative : était-ce plutôt la manifestation d’une envie positive de peinture figurative ou le fait que vous n’étiez pas en mesure de développer davantage ce genre de forme organique à ce moment-là ?Et bien, l’un des tableaux que j’ai réalisés en 1946, celui qui ressemble à une boucherie, est arrivé comme un accident. J’étais alors en train de tenter de faire un oiseau qui se pose dans un champ. Et il a peut être été intriqué d’une certaine façon avec les trois figures d'avant, mais soudain les lignes que j’avais dessinées suggérèrent quelque chose de totalement différent et de cette suggestion le tableau a vu le jour. Je n’avais nullement eu l’intention de faire ce tableau; je ne l’avais jamais pensé de cette manière. C’était comme un accident en continu, un accident qui se greffe sur un autre.

L’oiseau qui se pose suggérait-il le parapluie ou autre chose ?Il suggérait soudain une ouverture sur une tout autre zone d’émotion. J’ai alors fait ces choses. Je les ai produites graduellement. Aussi, je ne pense pas que l’oiseau évoque le parapluie; il suggérait soudain cette image dans son ensemble. Et je l’ai réalisé très rapidement, en trois ou quatre jours environ. 

Cela arrive souvent, n’est-ce pas, cette transformation du tableau au cours de son élaboration ?Oui souvent, mais aujourd’hui j’espère toujours que cela se produise plus positivement. Maintenant, j’éprouve l’envie de faire des objets très, très spécifiques, toutefois conçus à partir de quelque chose, ce qui est totalement irrationnel du point de vue de l’état d’une illustration. Je veux faire des choses très spécifiques comme des portraits, et qui seront des portraits de gens, mais au moment de les analyser, vous ne le saurez pas – ou ce sera très difficile de comprendre comment le tableau a bien pu être conçu. Et c’est pourquoi d’une certaine manière, c’est très pénible, car il s’agit véritablement d’un complet accident. Par exemple, l’autre jour, je peignais la tête de quelqu’un et, ce qui faisait les structures des yeux, du nez, de la bouche, n’était, à les étudier, que des figures qui n’avaient rien à voir avec des yeux, un nez ou une bouche; mais le mouvement de la peinture, d’un contour à l’autre, offrait une ressemblance de la personne que je tentais de peindre. Je me suis arrêté; j’ai pensé pendant un moment que j’étais parvenu au plus près de ce que je voulais obtenir. Puis, le jour suivant j’ai tenté d’aller plus loin et de la rendre plus poignante, plus proche puis j’ai complètement perdu l’image. Car cette image relève du funambulisme oscillant entre ce que l’on nomme la peinture figurative et l’abstraction. Elle sera directement issue de l’abstraction, mais sans n’avoir rien à faire avec elle. Il s’agit d’une tentative de porter la chose figurative de façon plus violente et plus poignante au niveau du système nerveux.

En peignant cette Crucifixion, avez-vous conçu les trois toiles simultanément ou les avez-vous travaillées séparément ?J’ai œuvré pour chacune d’elles séparément, et graduellement, et une fois terminées, j’ai travaillé sur les trois réunies dans la même pièce. Ce fut accompli en l’espace d’une nuit, alors que j’étais salement saoul, je les ai faites avec de terribles gueules de bois, sous l’emprise de la boisson ; par moments, je savais à peine ce que je fabriquais. Il s’agit d ‘un des seuls tableaux que j’ai pu faire en état d’ivresse. Je pense que l’alcool m’a aidé à me rendre un peu plus libre.

Avez-vous été capable de recommencer depuis avec un autre tableau ?Non. Mais je m’efforce de penser que je me rends plus libre. Je veux dire, que vous devez le faire avec les drogues ou l’alcool.

Ou une extrême lassitude ?Extrême lassitude ? Possible. Ou de volonté.

La volonté de perdre sa volonté ?Absolument. La volonté de se rendre totalement libre. Volonté n’est pas le bon mot, parce qu’au bout du compte, on pourrait parler de désespoir. Parce que cela provient réellement d’un sentiment absolu qu’il est impossible de faire ces choses, et que je pourrais aussi bien ne rien faire du tout. Et de ce rien, on voit ce qui se produit.

Si les gens n’étaient pas venus vous les enlever, je pense que rien n’aurait jamais quitté l’atelier ; vous poursuivriez jusqu’à tout détruire.C’est probable.

Pouvez-vous dire ce qui vous a poussé à faire le triptyque?J’ai toujours été ému par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et à mes yeux, elles appartiennent grandement à toute cette chose de la crucifixion. Il y a eu des photographies extraordinaires de bêtes prises juste avant d’être conduites à l’abattage. L’odeur de mort.  Nous n’en savons rien bien sûr, mais à regarder ces photographies, il semble qu’elles savent ce qui va leur arriver, elles font leur possible d’en réchapper. Je pense que ces tableaux ont été fortement fondées sur ce genre de chose qui à mon sens est très, très proche de toute cette chose de la crucifixion. Je sais que pour les personnes religieuses, pour les chrétiens, la crucifixion a une signification totalement différente. Mais en non-croyant, c’était juste un acte de comportement humain, un comportement en réponse à un autre.

Mais en fait, vous peignez d’autres tableaux liés à la religion puisque, à l’exception de la crucifixion, un thème que vous avez peint et sur lequel vous êtes revenu pendant 30 ans, il y a les Papes. Savez-vous pourquoi vous peignez constamment des images qui touchent à la religion ?Dans les Papes, il n’y a rien de relatif à la religion. Cela vient d’une obsession avec le Pape Innocent X de Velasquez.

Mais pourquoi avoir choisi le Pape ? Parce que je pense que c’est un des meilleurs portraits qui soit.

Mais n’y avait-il pas également d’autres grands portraits de Velasquez qui auraient pu vous obséder ? Etes-vous certain que le fait qu’il s’agisse d’un Pape ne revête pas quelque chose de particulier à vos yeux ? Je pense que c’est la magnificence de sa couleur.

Mais vous avez aussi fait deux ou trois peintures d’un pape moderne, Pie XII, à partir de photographies, comme si l’intérêt pour Velasquez avait été transféré vers le Pape lui-même telle une figure héroïque.C’est vrai, bien sûr. Le pape est unique. Il est placé dans une position unique en étant le Pape et par conséquent, comme dans certaines grandes tragédies, il est pour ainsi dire placé sur un piédestal à partir duquel la grandeur de cette image peut être présentée au monde.
Painting - 1946 -Francis Bacon

Puisque la même unicité est présente bien sûr dans la figure du Christ, ne serait-ce pas un retour à la notion d’unicité et à la situation particulière du héros tragique ? Le héros tragique est nécessairement quelqu’un qui est hissé au-dessus des autres hommes avant tout. 
Et bien, je n’y aurais jamais pensé en ces termes, mais puisque vous le suggérez, je pense que cela se pourrait bien. On a envie de faire cette chose à simplement avancer en bordure du précipice et dans Velasquez, c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire qu’il soit parvenu à rester si proche de ce que l’on nomme l’illustration et à la fois, à libérer si intensément les plus grandes et les plus profondes choses ressenties par l’homme. Ce qui fait de lui un peintre étonnamment mystérieux. Car on pense vraiment que Velasquez enregistrait la cour de l’époque et quand on regarde ses tableaux, on regarde probablement quelque chose de très, très proche des choses telles qu’elles paraissaient alors. Mais bien sûr, tant de choses se sont passées depuis Velasquez que la situation est devenue beaucoup plus compliquée et beaucoup plus difficile, pour de très nombreuses raisons. Et l’une d’elles, bien sûr, qui n’a en fait jamais été explorée, est la raison pour laquelle la photographie a complètement altéré toute la peinture figurative, elle l’a totalement altérée.

De manière positive autant que négative ? De façon très positive, je pense. Je pense que Velasquez pensait qu’il enregistrait la cour de cette époque et enregistrait certaines personnes de cette époque; mais un très bon artiste aujourd’hui serait obligé de faire un jeu de pareille situation. Il sait que l’enregistrement peut être un film, de sorte que cet aspect de son activité a été saisi par autre chose et tout ce en quoi il est impliqué fait que la sensibilité s’ouvre grâce à l’image. Aussi, je pense que l’homme à présent a compris qu’il est un accident, qu’il est un être vain, qu’il doit jouer le jeu sans raison. Je pense que même lorsque Velasquez peignait, même lorsque Rembrandt peignait, bizarrement et quelle que fut leur attitude vis-à-vis de l’existence, ils demeuraient légèrement conditionnés par certains types de possibilités religieuses que l’homme aujourd’hui, pourriez-vous dire, a complètement exclu de lui. A présent, bien sûr, l’homme peut seulement tenter de faire quelque chose de très, très positif en essayant de se charmer lui-même pour un temps par la façon dont il se comporte, prolongeant possiblement son existence à s’acheter une sorte d’immortalité grâce aux médecins. Voyez-vous, l’art est à présent complètement devenu un jeu avec lequel l’homme se divertit et vous pouvez arguer que cela a toujours été le cas, mais aujourd’hui c’est totalement un jeu. Et je pense que c’est la façon dont les choses ont changé, et le plus fascinant désormais, c’est que cela va devenir beaucoup plus difficile pour l’artiste, car il doit vraiment approfondir le jeu pour être tout simplement bon.

Pouvez-vous expliquer pourquoi les photographies vous intéressent tant ?Et bien, je pense que la notion d’apparence est tout le temps assaillie par la photographie et le film... A 99%, je trouve que les photographies sont beaucoup plus intéressantes que la peinture qu’elle soit abstraite ou figurative. Elles m’ont toujours hanté.

Une très personnelle et récurrente configuration dans votre œuvre est l’emboîtement de l’imagerie de la crucifixion avec celle de la boucherie. Le lien avec la viande doit avoir une immense signification pour vous. Eh bien oui. Si vous pénétrez dans l’un de ces fantastiques commerces, vous traversez simplement d’immenses espaces de mort, où vous avez sous les yeux de la viande et du poisson, des oiseaux et tout le reste, le tout gisant là, mort. Et, bien sûr, il est bon de rappeler  en tant que peintre la grande beauté de la couleur de la viande.

La conjonction de la viande avec la crucifixion semble se produire de deux façons – par la présence de morceaux de viande sur les lieux et la transformation de la figure crucifiée, elle-même carcasse de viande suspendue.Et bien, évidemment, nous sommes de la viande, nous sommes de potentielles carcasses. Lorsque je rentre dans une boucherie, je suis toujours surpris de ne pas m’y trouver à la place de l’animal. Mais une utilisation aussi singulière de la viande est peut-être comme celle que l’on ferait de la colonne vertébrale, puisque nous voyons constamment des images du corps humain grâce aux radiographies et que d’évidence cela joue sur les façons avec lesquelles on peut se servir du corps. Vous devez connaître ce magnifique pastel de Degas à la National Gallery d’une femme qui s’essuie le dos. Vous découvrirez qu’à son extrémité, la colonne vertébrale sort quasiment toute entière de la peau. Et cela lui offre une telle tenue, une telle torsion que vous prenez davantage conscience de la vulnérabilité du reste du corps que s’il s’était contenté de dessiner naturellement la colonne jusqu’au cou. Il la brise pour que cette chose semble s’extraire de la chair. Maintenant que Degas l’ait voulu ou non, cela en fait un tableau bien meilleur, car vous prenez soudainement conscience de la colonne et aussi de la chair, qu’il peignait habituellement telle qu’elle couvrait simplement les os. Dans mon cas, ces choses ont certainement été influencées par les radiographies.

Il est clair qu’une grande part de votre obsession à peindre la viande est liée au souci de la forme et de la couleur – c’est clair de par vos œuvres elles-mêmes. Pourtant la crucifixion a sûrement été parmi celles qui ont fait que les critiques ont mis l’accent sur ce qu’ils appellent l’élément d’horreur dans votre œuvre. Et bien, ils ont en effet toujours insisté sur sa part d’horreur. Pourtant je ne la ressens pas particulièrement dans mon œuvre. Je n’ai jamais tenté d’être atroce.

Les bouches ouvertes, ont-elles toujours le cri pour signification ? La plupart d’entre elles, mais pas toutes. Vous savez combien la bouche peut changer de forme. J’ai toujours été très ému par les mouvements de la bouche, par la forme de la bouche et des dents. Les gens disent que cela a toutes sortes de connotations sexuelles et j’ai toujours été fort obsédé par l’apparence véritable de la bouche et des dents et peut-être ai-je perdu cette obsession à présent, mais ce fut quelque chose de très fort à une époque. J’aime, pourriez-vous dire, l’éclat et la couleur qui jaillissent de la bouche, et j’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet a peint le coucher de soleil.

Le Pape ... est-ce papa ?Et bien, je n’y avais certainement pas pensé ainsi mais je ne sais pas – c’est difficile de savoir ce qui fait les obsessions. Mon père avait un esprit très obtus. C’était un homme intelligent qui n’a jamais développé son intellect, du tout. Comme vous le savez, c’était un éleveur de chevaux de course. Et il ne connaissait que la dispute avec les gens. Il n’avait pas d’amis du tout, vraiment, car il se disputait avec tout le monde, son attitude tellement opiniâtre. Et il ne s’entendait assurément pas avec ses enfants...

Et quels étaient vos sentiments pour lui ?Et bien, je ne l’aimais pas, mais j’étais sexuellement attiré par lui quand j’étais jeune. Quand je l’ai détecté pour la première fois, j’ai à peine compris que c’était sexuel. Ce n’est que plus tard, grâce à des palefreniers et garçons d’écurie avec lesquels j’eus des relations que j’ai réalisé qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel dont mon père était l’objet.
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Alors peut-être que l’obsession avec le Pape de Velasquez avait une forte signification personnelle ?Et bien, c’est un des plus beaux tableaux au monde et je pense que je ne fais pas du tout exception en tant que peintre à en être obsédé. Je pense que nombre d’artistes ont reconnu  à quel point il est tout à fait remarquable.

La plupart des gens semblent ressentir qu’il y a en quelque sorte une présence distincte ou la menace de violence [dans votre œuvre] Et bien, il doit y avoir une raison à cela, bien sûr. Je suis né en Irlande en 1909. Mon père, parce qu’il était éleveur de chevaux de course, ne vivait pas très loin de Curragh où se trouvait un régiment de cavalerie britannique et je me souviendrai toujours d’eux, juste avant que la guerre de 1914 n’ait commencé, au galop sur l’allée de la maison que mon père possédait, et où ils faisaient des manœuvres. Et puis, je fus conduit à Londres pendant la guerre où j’ai passé pas mal de temps car mon père était alors au Bureau de la guerre, et on m’avait éveillé à ce qui s’appelle la possibilité de danger, même à un très jeune âge. Puis, je suis retourné en Irlande où j’ai grandi, à l’époque du mouvement du Sinn Fein. Et j’ai vécu un temps avec ma grand-mère, qui avait épousé le commissaire de police de Kildare, entre autres  nombreuses noces, et nous vivions dans une maison cernée de sacs de sables, et lorsque je sortais, des tranchées étaient creusées en travers de la route pour y faire tomber, une voiture, une carriole ou tout autre chose du même genre, alors que des tireurs embusqués y guettaient en bordure. Et puis quand j’ai eu 16 ou 17 ans, je suis allé à Berlin et bien sûr j’ai connu le Berlin de 1927 et 1928, une ville grande ouverte qui était d’une certaine façon très, très violente. Après Berlin, je me suis rendu à Paris et là, j’ai passé toutes ces années troublées, entre ce moment-là et la guerre qui commença en 1939. Aussi, pourrais-je probablement dire que j’ai été accoutumé à toujours vivre dans des cadres de violence.

Nous avons déjà parlé de la roulette et de la sensation que l’on éprouve parfois à la table quand on se sent en parfaite harmonie avec la roue et que rien ne peut arriver de mal. Comment est-ce lié au processus de la peinture ?Et bien, je suis sûr qu’il y a bien une très forte relation. Après tout, Picasso avait dit une fois : « Je n’ai pas besoin de jouer à des jeux de hasard, moi-même, je travaille toujours avec lui. »

Et avec la peinture ?Ey bien, encore, je ne pense pas que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un coup de chance ou s’il s’agit du travail de l’instinct en votre faveur ou si c’est l’instinct et la conscience et tout qui s’en mêlent et travaillent en votre faveur.

Votre goût pour la roulette, tel qu’il fut, ne s’étend pas à celui de la roulette russe.Non. Parce que ce que je veux faire signifie, si possible, vivre. Cependant, l’autre jour, quelqu’un me parlait de Staël – qu’il était obsédé par la roulette russe et que très souvent, il allait faire un tour en voiture sur la corniche, de nuit et à une vitesse folle, roulant du mauvais côté de la route, exprès pour vérifier s’il pouvait éviter ou  non la chose. Je sais comment il est censé avoir trouvé la mort, que de désespoir, il s’est suicidé. Mais pour moi, l’idée de la roulette russe serait vaine. Pour autant, je ne suis pas doté de ce genre de chose que l’on nomme le courage. Je suis toutefois sûr que le danger physique peut être extrêmement excitant. Mais je pense que je suis bien trop lâche pour le braver moi-même. Et puis aussi, comme je veux continuer à vivre, comme je veux améliorer mon œuvre, sans vanité aucune, autant dire, je dois vivre, je dois exister.

Où avez-vous été à l’école ? Ou n’y êtes-vous pas allé ? Je suis allé pendant une courte période dans un endroit appelé Dean Close, à Cheltenham. Il s’agissait d’une sorte d’école secondaire publique et je ne m’y suis pas plu. Je m’enfuyais constamment, alors ils ont fini par m’en retirer. Je n’y suis resté environ qu'un an, à peine. Donc, mon éducation fut très limitée. Ensuite, à l’âge d’environ 16 ans, ma mère m’a alloué trois pounds par semaine, suffisants à l’époque pour en vivre. Je me suis rendu à Londres, et puis à Berlin. On trouve toujours de l’aide quand on est jeune car les gens aiment les jeunes et j’ai accompagné quelqu’un qui m’avait ramassé – ou comme vous l’entendrez -  à l’hôtel Adlon. L’hôtel le plus somptueux qui soit. Je me souviendrai toujours de ce chariot au petit déjeuner – ces merveilleux trolleys avec d’énormes cous de cygnes jaillissant aux quatre coins. La vie nocturne de Berlin était tout à fait sensationnelle pour moi, venu directement d’Irlande. Mais je ne suis pas resté très longtemps à Berlin. Je suis alors parti à Paris pour une brève période. Là, j’ai vu chez Rosenberg, une exposition de Picasso et à ce moment-là j’ai songé : eh bien je vais essayer de peindre aussi.

Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez parlé de cette idée ?Ils furent horrifiés à l’idée que je puisse vouloir devenir artiste.

Vous avez souvent dit que lorsque vous peigniez, vous préfériez infiniment être seul – que par exemple, quand vous faites un portrait, vous n’aimez pas que le sujet soit présent. Je me sens beaucoup plus libre si je suis seul mais je suis sûr que beaucoup de peintres au contraire seraient peut-être même plus inventifs avec du monde autour d’eux. Cela ne fonctionne pas dans mon cas. Je trouve que seul, je peux autoriser la peinture à me dicter les choses. Les images que je dépose sur la toile m’imposent la chose qui graduellement se construit et progresse. C’est la raison pour laquelle j’aime être seul – abandonné à mon propre désespoir d’être capable de ne rien faire du tout sur la toile. 

Un extrait des Entretiens réalisés avec Francis Bacon par David Sylvester en 1963, 1966 et 1979
The Guardian, Jeudi 13 Septembre 2007 - 
Traduction de Zoé Balthus


Untiled (David Sylvester walking) - 1954 - Francis Bacon
    
'One continuous accident mounting on top of another'

David Sylvester:  Have you ever had any desire at all to do an abstract painting?
Francis Bacon:
  I've had a desire to do forms, as when I originally did Three Forms at the Base of the Crucifixion. They were influenced by the Picasso things which were done at the end of the 20s ...

After that triptych, you started to paint in a more figurative way: was it more out of a positive desire to paint figuratively or more out of a feeling that you couldn't develop that kind of organic form further at that time?
Well, one of the pictures I did in 1946, the one like a butcher's shop, came to me as an accident. I was attempting to make a bird alighting on a field. And it may have been bound up in some way with the three forms that had gone before, but suddenly the lines that I'd drawn suggested something totally different, and out of this suggestion arose this picture. I had no intention to do this picture; I never thought of it in that way. It was like one continuous accident mounting on top of another.

Did the bird alighting suggest the umbrella or what?It suddenly suggested an opening-up into another area of feeling altogether. And then I made these things; I gradually made them. So that I don't think the bird suggested the umbrella; it suddenly suggested this whole image. And I carried it out very quickly, in about three or four days.

It often happens, does it, this transformation of the image in the course of working?It does, but now I always hope it will arrive more positively. Now I feel that I want to do very, very specific objects, though made out of something, which is completely irrational from the point of view of being an illustration. I want to do very specific things like portraits, and they will be portraits of the people, but, when you come to analyse them, you just won't know - or it would be very hard to see how the image is made up at all. And this is why in a way it is very wearing, because it is really a complete accident. For instance, the other day I painted a head of somebody, and what made the sockets of the eyes, the nose, the mouth were, when you analysed them, just forms which had nothing to do with eyes, nose or mouth; but the paint moving from one contour into another made a likeness of this person I was trying to paint. I stopped; I thought for a moment I'd got something much nearer to what I want. Then the next day I tried to take it further and tried to make it more poignant, more near, and I lost the image completely. Because this image is a kind of tightrope walk between what is called figurative painting and abstraction. It will go right out from abstraction, but will really have nothing to do with it. It's an attempt to bring the figurative thing up on to the nervous system more violently and more poignantly.

In painting this Crucifixion, did you have the three canvases up simultaneously, or did you work on them quite separately? I worked on them separately, and gradually, as I finished them, I worked on the three across the room together. I did in about a fortnight, when I was in a bad mood of drinking, and I did it under tremendous hangovers and drink; I sometimes hardly knew what I was doing. And it's one of the only pictures that I've been able to do under drink. I think perhaps the drink helped me to be a bit freer.

Have you been able to do the same in any picture that you've done since?I haven't. But I think with great effort I'm making myself freer. I mean, you either have to do it through drugs or drink.

Or extreme tiredness? Extreme tiredness? Possibly. Or will.

The will to lose one's will?Absolutely. The will to make oneself completely free. Will is the wrong word, because in the end you could call it despair. Because it really comes out of an absolute feeling of it's impossible to do these things, so I might as well just do anything. And out of this anything, one sees what happens.

If people didn't come and take them away from you, I take it, nothing would ever leave the studio; you'd go on till you'd destroyed them all. Probably so.

Can you say what impelled you to do the triptych ?I've always been very moved by pictures about slaughterhouses and meat, and to me they belong very much to the whole thing of the crucifixion. There've been extraordinary photographs, which have been done of animals just being taken up before they were slaughtered; and the smell of death. We don't know, of course, but it appears by these photographs that they're so aware of what is going to happen to them, they do everything to attempt to escape. I think these pictures were very much based on that kind of thing, which to me is very, very near this whole thing of the crucifixion. I know for religious people, for Christians, the crucifixion has a totally different significance. But as a nonbeliever, it was just an act of man's behaviour, a way of behaviour to another.

But you do, in fact, paint other pictures which are connected with religion, because, apart from the crucifixion, which is a theme you've painted and returned to for 30 years, there are the Popes. Do you know why you constantly paint pictures which touch on religion?In the Popes it doesn't come from anything to do with religion; it comes from an obsession with Velasquez's Pope Innocent X.
 Head VI - 1949 - Francis Bacon 
  
But why was it you chose the Pope?Because I think it is one of the greatest portraits that have ever been.

But aren't there other equally great portraits by Velasquez which you might have become obsessed by? Are you sure there's nothing special for you in the fact of its being a Pope?I think it's the magnificent colour of it.

But you've also done two or three paintings of a modern Pope, Pius XII, based on photographs, as if the interest in the Velasquez had become transferred on to the Pope himself as a sort of heroic figure.It is true, of course; the Pope is unique. He's put in a unique position by being the Pope, and therefore, like in certain great tragedies, he's as though raised on to a dais on which the grandeur of this image can be displayed to the world.

Since there's the same uniqueness, of course, in the figure of Christ, doesn't it really come back to the idea of the uniqueness and the special situation of the tragic hero? The tragic hero is necessarily somebody who is elevated above other men to begin with.
Well, I'd never thought of it in that way, but when you suggest it to me, I think it may be so. One wants to do this thing of just walking along the edge of the precipice, and in Velasquez it's a very, very extraordinary thing that he has been able to keep it so near to what we call illustration and at the same time so deeply unlock the greatest and deepest things that man can feel. Which makes him such an amazingly mysterious painter. Because one really does believe that Velasquez recorded the court at that time and, when one looks at his pictures, one is possibly looking at something which is very, very near to how things looked. But of course so many things have happened since Velasquez that the situation has become much more involved and much more difficult, for very many reasons. And one of them, of course, which has never actually been worked out, is why photography has altered completely this whole thing of figurative painting, and totally altered it.

In a positive as well as a negative way?I think in a very positive way. I think that Velasquez believed that he was recording the court at that time and recording certain people at that time; but a really good artist today would be forced to make a game of the same situation. He knows that the recording can be done by film, so that that side of his activity has been taken over by something else and all that he is involved with is making the sensibility open up through the image. Also, I think that man now realises that he is an accident, that he is a completely futile being, that he has to play out the game without reason. I think that, even when Velasquez was painting, even when Rembrandt was painting, in a peculiar way, they were still, whatever their attitude to life, slightly conditioned by certain types of religious possibilities, which man now, you could say, has had completely cancelled out for him. Now, of course, man can only attempt to make something very, very positive by trying to beguile himself for a time by the way he behaves, by prolonging possibly his life by buying a kind of immortality through the doctors. You see, all art has now become completely a game by which man distracts himself; and you may say it has always been like that, but now it's entirely a game. And I think that that is the way things have changed, and what is fascinating now is that it's going to become much more difficult for the artist, because he must really deepen the game to be any good at all.

Can you say why photographs interest you so much? Well, I think one's sense of appearance is assaulted all the time by photography and by film ... 99% of the time I find that photographs are very much more interesting than either abstract or figurative painting. I've always been haunted by them.

One very personal recurrent configuration in your work is the interlocking of crucifixion imagery with that of the butcher's shop. The connection with meat must mean a great deal to you. Well, it does. If you go to some of those great stores, where you just go through those great halls of death, you can see meat and fish and birds and everything else all lying dead there. And, of course, one has got to remember as a painter that there is this great beauty of the colour of meat.

The conjunction of the meat with the crucifixion seems to happen in two ways - through the presence on the scene of sides of meat and through the transformation of the crucified figure itself into a hanging carcass of meat.Well, of course, we are meat, we are potential carcasses. If I go into a butcher's shop I always think it's surprising that I wasn't there instead of the animal. But using the meat in that particular way is possibly like the way one might use the spine, because we are constantly seeing images of the human body through x-ray photographs and that obviously does alter the ways by which one can use the body. You must know the beautiful Dégas pastel in the National Gallery of a woman sponging her back. And you will find at the very top of the spine that the spine almost comes out of the skin altogether. And this gives it such a grip and a twist that you're more conscious of the vulnerability of the rest of the body than if he had drawn the spine naturally up to the neck. He breaks it so that this thing seems to protrude from the flesh. Now, whether Dégas did this purposely or not, it makes it a much greater picture, because you're suddenly conscious of the spine as well as the flesh, which he usually just painted covering the bones. In my case, these things have certainly been influenced by x-ray photographs.

It's clear that much of your obsession with painting meat has to do with matters of form and colour - it's clear from the works themselves. Yet the Crucifixion paintings have surely been among those which have made critics emphasise what they call the element of horror in your work.Well, they certainly have always emphasised the horror side of it. But I don't feel this particularly in my work. I have never tried to be horrific.

The open mouths - are they always meant to be a scream?Most of them, but not all. You know how the mouth changes shape. I've always been very moved by the movements of the mouth and the shape of the mouth and the teeth. People say that these have all sorts of sexual implications, and I was always very obsessed by the actual appearance of the mouth and teeth, and perhaps I have lost that obsession now, but it was a very strong thing at one time. I like, you may say, the glitter and colour that comes from the mouth, and I've always hoped in a sense to be able to paint the mouth like Monet painted a sunset.

The Pope ... is it Papa?Well, I certainly have never thought of it in that way, but I don't know - it's difficult to know what forms obsessions. My father was very narrow-minded. He was an intelligent man who never developed his intellect at all. As you know, he was a trainer of racehorses. And he just fought with people. He really had no friends at all, because he fought with everybody, because he had this very opinionated attitude. And he certainly didn't get on with his children ...

And what were your feelings towards him? Well, I disliked him, but I was sexually attracted to him when I was young. When I first sensed it, I hardly knew it was sexual. It was only later, through the grooms and the people in the stables I had affairs with, that I realised that it was a sexual thing towards my father.

So perhaps the obsession with the Velasquez Pope had a strong personal meaning?Well it's one of the most beautiful pictures in the world and I think I'm not at all exceptional as a painter in being obsessed by it. I think a number of artists have recognised it as being something very remarkable.

Most people seem to feel there's somehow a distinct presence or threat of violence [in your work].Well, there might be one reason for this, of course. I was born in Ireland, in 1909. My father, because he was a racehorse trainer, lived not very far from the Curragh, where there was a British cavalry regiment, and I always remember them, just before the 1914 war was starting, galloping up the drive of the house which my father had, and carrying out manoeuvres. And then I was brought to London during the war and spent quite a lot of time there, because my father was in the War Office then, and I was made aware of what is called the possibility of danger even at a very young age. Then I went back to Ireland and was brought up during the Sinn Fein movement. And I lived for a time with my grandmother, who married the commissioner of police for Kildare among her numerous marriages, and we lived in a sandbagged house, and as I went out, these ditches were dug across the road for a car or horse-and-cart or anything like that to fall into, and there would be snipers waiting on the edges. And then, when I was 16 or 17, I went to Berlin, and of course I saw the Berlin of 1927 and 1928 where there was a wide open city, which was, in a way, very, very violent. And after Berlin I went to Paris, and then I lived all those disturbed years between then and the war which started in 1939. So I could say, perhaps, I have been accustomed to always living through forms of violence.

We've talked before about roulette and about the feeling one sometimes has at the table that one is kind of in tune with the wheel and can do nothing wrong. How does this relate to the painting process?Well, I'm sure there certainly is a very strong relationship. After all, Picasso once said: 'I don't need to play games of chance, I'm always working with it myself.'

And with the painting?Well, again, I don't think one really knows whether it's a run of luck or whether it's instinct working in your favour or whether it's instinct and consciousness and everything intermingling and working in your favour.

Your taste for roulette doesn't, as it were, extend to Russian roulette. No. Because to do hat I want to do would mean, if possible, living. Whereas the other day somebody was telling me about De Stael - that Russian roulette was an obsession with him and that very often he would drive round the corniche at night at tremendous speed on the wrong side of the road, purposely to see whether he could avoid the thing or not avoid it. I do know how he's supposed to have died, that out of despair he committed suicide. But for me the idea of Russian roulette would be futile. Also, I haven't got that kind of what's called bravery. I'm sure physical danger actually can be very exhilarating. But I think I'm too much of a coward to court it myself. And also, as I want to go on living, as I want to make my work better, out of vanity, you may say, I have got to live, I've got to exist.

Where did you go to school? Or did you not? I went for a short time to a place called Dean Close, in Cheltenham. It was a kind of minor public school and I didn't like it. I was continually running away, so in the end they took me away. I was there only about a year. So I had a very limited education. Then, when I was about 16, my mother made me an allowance of £3 a week, which in those days was enough to exist on. I came to London, and then I went to Berlin. One is always helped when one is young because people always like you when you are young, and I went with somebody who had picked me up - or whatever you like to say - to stay at the Adlon Hotel. It was the most wonderful hotel. I always remember the wheeling-in of the breakfast in the morning - wonderful trolleys with enormous swans' necks coming out of the four corners. And the nightlife of Berlin was very exciting for me, coming straight from Ireland. But I didn't stay in Berlin very long. I went to Paris then for a short time. There I saw at Rosenberg's an exhibition of Picasso, and at that moment I thought, well I will try and paint too.

How did your parents react when they heard about that idea? They were horrified at the thought that I might want to be an artist.

You often said that when you're painting you very much prefer to be alone - that, for instance, when you are doing a portrait you don't like to have the subject actually there. I feel that I am much freer if I'm on my own, but I'm sure that there are a lot of painters who would perhaps be even more inventive if they had people round them. It doesn't happen in my case. I find that if I am on my own I can allow the paint to dictate to me. So the images that I'm putting down on the canvas dictate the thing to me and it gradually builds up and comes along. That is the reason I like being alone - left with my own despair of being able  to do anything at all on the canvas.

An excerpt from Interviews with Francis Bacon by David Sylvester in 1963, 1966 and 1979
The Guardian, Thursday 13 September 2007