vendredi 26 décembre 2014

Giacometti : le nez de Yanaihara ou la catastrophe de 1956


 
Isaku Yanaihara – 1956 – Alberto Giacometti

En novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait commandé un magazine japonais. Date fut prise.

Après une première rencontre, ses visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre 1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise du maître.

« Peindre votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe. C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et Annette, son épouse.
Leur « aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.

Les deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur de la nuit. 
« J'avais commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante. »
Giacometti œuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou de James Lord. 

En 1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges. 

Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail, c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.

« Tous les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en 1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que « ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop précieux pour être perdus ».

Vers la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaihara assis à 2,50 mètres de Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde ! Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait le bras tendu, de toucher la toile. » 

Il tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de « courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains: « Tout va se foutre en l’air ».

Désespéré devant sa toile et son modèle. Il gémissait.  
« Tout s’écroule, non seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture, je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.

Cet événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa le cours intense et incessant de sa réflexion.  Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à relever.

Un jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement  pareil au point que je ne voyais pas de limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ». 

Le jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De 2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du buste, devenu inutiles à ses yeux.

Le critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace au premier plan du tableau ».

Giacometti avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui et son modèle.  
« Balthus a dit qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est pas vrai. »
La courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité du travail m’effraie. »

Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier  – 1960 (c) James Lord
Il aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés, tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.

Il en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? » 

C’est aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la première fois un buste du philosophe.

Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture. L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à rendre la profondeur. » 

Giacometti lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre, comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit être possible, sinon je n’aurais pas une  telle idée. » 

Il admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute illusion de profondeur.

L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu. « La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate », avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à représenter le monde extérieur.

Dans une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ». 

Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé « un sentiment d'échec gratifiant ». Il avait appris que plus ça échoue, plus ça réussit. 

Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)