lundi 21 septembre 2009

Duras, le fossé noir de La Douleur


Le charnier de Bergen-Belsen découvert en 1945
La Douleur de Marguerite Duras n’était pas destinée à la publication. Loin de toute fiction, il s’agissait d'une pièce intime, un journal personnel par lequel elle hurlait, à la face monstrueuse de l'Holocauste, l’impuissant cri muet de la femme en souffrance qu’elle était au printemps 1945, comme l’étaient la concierge de l’école, Mme Bordes, et des millions d’épouses, mères, sœurs et filles, unies dans la tragique attente, au moment de la libération, d’un signe de vie des maris, pères, frères et fils engloutis par les ténèbres nazies.

Sa Douleur, Duras, l’avait confiée au cœur de deux cahiers d’écolier, trois mois durant, dans l’attente interminable, obsédante de nouvelles de Robert L. quelles qu’elles puissent être, pourvu qu'elle en obtienne, à l’heure des camps de concentration enfin libérés. Savoir. Elle vivait uniquement dans cette cruelle et folle attente, oscillant à chaque respiration entre l’espoir - de son retour ou celui de sa mort, symbole tour à tour d’horreur et de délivrance - et le désespoir de, peut-être, ne jamais rien connaître de ce qu’il advint de l’être aimé, à l’imaginer soumis à la torture de la faim, du froid, de la cruauté nazie, à sentir jusqu’à l’odeur putride du charnier où des milliers de corps squelettiques gisaient abandonnés, hantée par le sien dans cette mort sans sépulture où perdurait son martyre au creux du fossé noir.
« Dans un fossé, la tête tournée contre la terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. A travers les squelettes de Buchenwald, le sien. Il fait chaud dans toute l’Europe. Sur la route à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C’est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C’est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus d’air. La douleur a besoin de place […] De l’autre côté aussi c’est le soir. Dans le fossé l’ombre gagne, sa bouche est maintenant dans le noir […] rien ne m’appartient plus, que ce cadavre dans un fossé. »
« Sa mort est en moi. Elle bat à mes tempes. » Les doigts fins et transparents de Dominique Blanc se posent en tremblant de chaque côté de son crâne, assise à cette table de bois, sur la scène dépouillée du Théâtre de l’Atelier, où l’extraordinaire comédienne n’incarne pas seulement Marguerite Duras dans ce rôle taillé sur mesure par Patrice Chéreau, elle est La Douleur universelle.

De discrètes larmes coulent de ses yeux cernés, hagards, sans cesse plongés au fond du fossé noir, tout au long de ce terrible monologue, sur des joues creusées, couleur de cendres, sa parole ne s’exprime pas seulement par ses lèvres pâles, non. Le tourment funeste, obscur, épouvantable, émane de tout son être, jaillit de chaque parcelle de sa peau,  accompagne chacun de ses gestes. Le spectateur, de plus en plus meurtri, - en prise directe avec cette âme brisée dans une chair fragile, guettée par la folie et la mort -, sent ses propres larmes déborder du cœur même, dans le violent chaos intérieur que doit produire à jamais l’écho de l’effroyable vérité de la Shoah.
« De Gaulle n’attend plus rien, que la paix, il n’y a que nous qui attendions encore, d’une attente de tous les temps, de celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre. Nous sommes de ce côté du monde où les morts s’entassent dans un inextricable charnier. C’est en Europe que ça se passe. C’est là qu’on brûle les juifs, des millions. C’est là qu’on les pleure. L’Amérique étonnée regarde fumer les crématoires géants de l’Europe. (…) Nous appartenons à l’Europe, c’est là que ça se passe, en Europe, que nous sommes enfermés ensemble face au reste du monde. Autour de nous les mêmes océans, les mêmes invasions, les mêmes guerres. Nous sommes de la race de ceux qui sont brûlés dans les crématoires et des gazés de Maïdanek, nous sommes aussi de la race des nazis. Fonction égalitaire des crématoires de Buchenwald, de la faim, des fosses communes de Bergen-Belsen, dans ces fosses nous avons notre part, ces squelettes si extraordinairement identiques, ce sont d’une famille européenne. Ce n’est pas dans une île de la Sonde, ni dans une contrée du Pacifique que ces événements ont eu lieu, c’est sur notre terre, celle de l’Europe. Les quatre cent mille squelettes des communistes allemands qui sont morts à Dora de 1935 à 1938 sont aussi dans la grande fosse commune européenne, avec des millions de juifs et la pensée de Dieu, avec à chaque juif, la pensée de Dieu, chaque juif. »
Marguerite attend, plus que jamais résistante dans la violence de la révolte face à l’inacceptable réalité, puis vacille à bout de forces, à bout d’espoir, à contempler la libération de l’attente par une mort, la sienne propre, qu’elle espère, qu’elle appelle pour mettre l'attente à mort, avant de mieux lui tenir tête, se relèvant à nouveau, et recommence à trembler, à redouter le retour de Robert L. de crainte de ne pas le reconnaître, de peur qu’il n’en meure s'il n'est déjà mort, dans le fossé noir, au bord duquel elle passe de cruelles heures à veiller sa dépouille.
« L'horreur monte lentement dans une inondation, je me noie. Je n'attends plus tellement j'ai peur. C'est fini, c'est fini ? Où es-tu ? Comment savoir ? Je ne sais pas où il se trouve. Je ne sais plus non plus où je suis. Je ne sais pas où nous nous trouvons. quel est le nom de cet endroit-ci ?»  
Les ténèbres, Marguerite, l'autre nom du fossé noir.

La littérature ? Les livres ? Aucun secours ne saurait désormais se puiser là. Désarmée, elle n'a plus que sa douleur sur les os et la charrie dans l'effondrement.
« Il n’y a plus la place en moi pour la première ligne des livres qui sont écrits. Tous les livres sont en retard sur Mme Bordes et moi. Nous sommes à la pointe d’un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l’attente. Derrière nous s’étale la civilisation en cendres, et toute la pensée, celle depuis des siècles amassée (...)ce n'est que souffrances partout, saignements et cris, c'est pourquoi la pensée est empêchée de se faire, elle ne participe pas au chaos mais elle est constamment supplantée par ce chaos, sans moyens face à lui. »
Ses cahiers, Duras les a retrouvés au fond d’une armoire bleue, bien des années après le retour de Robert L., où elle les avait secrètement confinés, sans doute pour épargner à son homme une nouvelle épreuve, celle de croiser sa propre douleur.

Robert L., oui, a été retrouvé et reconduit auprès de Marguerite. Il a parlé de charité sur le chemin du retour avant de déclarer dans une observation obscure, laissée en suspens : «quand on me parlera de charité chrétienne, je dirai Dachau.» 

Aux yeux de la jeune femme à fleur de peau,le face-à-face est effrayant sur l'instant, Robert L. est méconnaissable. Elle ne supporte pas cette vision de la mort qui encore le cerne de toutes parts, le suit à la trace, ombre de lui-même. Un revenant au devant duquel elle s'enfuit. 
« Je ne sais plus exactement, il a dû me regarder, me reconnaître et sourire. J'ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j'ai remonté l'escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans ces hurlements. Six années sans crier. »
Marguerite revient à la réalité pour reprendre bientôt le dessus. 
« Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d'être arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci. C'est à ce sourire que tout à coup, je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d'un tunnel. » 
Elle repart aussitôt au combat contre la mort de Robert L. qui s'acharne à coups de boutoir. 
« Il fallait y aller doux avec elle, avec délicatesse, tact, doigté [...] Il y avait encore un moyen de l'atteindre lui, ce n'était pas grand, cette ouverture par où communiquer avec lui mais la vie était quand même en lui, à peine une écharde, mais une écharde quand même. »
Duras n’avait plus le souvenir de les avoir jamais écrits ces cahiers déchirants. Elle reconnut bien son écriture et les détails de ce qu’elle exprimait, mais elle avait oublié ces instants où elle s’était trouvée face à ces pages, à les noircir de sa souffrance, elle ne se voyait plus dans ces heures de supplice au fond du fossé noir qu’elle aura vécue, en quelque sorte, telle une insondable et infernale transe.
« La Douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »
La Douleur, mise en scène par Patrick Chéreau et la collaboration de Thierry Thieû Niang, avec Dominique Blanc, jusqu'au 11 octobre au Théâtre de l'Atelier
La Douleur, in Duras, Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993 (Ed. Gallimard, Quarto)