dimanche 23 août 2009

Conrad, le culte du mystère

Marlon Brandon dans Apocalypse Now (1979), film de Francis Ford Coppola, adaptation libre du roman de Conrad Au Coeur des ténèbres

« L'artiste aussi bien que le penseur ou l'homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière.Il parle à cette part intime de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don, et non pas une acquisition, et qui est par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité pour la joie et l'admiration, il s'adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui unit la solitude d'innombrables coeurs : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l'espoir et l'effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l'humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »
***
« Un roman - quand il s'efforce le moins du monde d'atteindre à l'oeuvre d'art - s'adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d'art, l'appel d'un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments, dont le pouvoir subtil et irrésistible doue les événements éphémères de leur véritable sens, et crée l'atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une impression transmise par les sens ; et, en fait, il ne saurait en être autrement , car le tempérament, qu'il soit individuel ou collectif, n'est point soumis à la persuasion. Tout art doit s'adresser d'abord aux sens, et une conception artistique qui s'exprime à l'aide de mots écrits doit s'adresser aux sens, si son intention profonde est d'atteindre la source même de nos émotions. Il lui faut de toutes ses forces aspirer à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion magique de la musique, cet art des arts. Et ce n'est que par une dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la substance, ce n'est que par un soin incessant apporté au contour et à la sonorité des phrases qu'on peut atteindre à la plasticité et à la couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, des vieux mots épuisés et défigurés par des siècles d'un insouciant usage. »
Extraits de la préface de Joseph Conrad au Nègre du Narcisse (traduction de Robert d'Humières), in Hommage à Joseph Conrad 1857 - 1924 (Ed. NRF, La Nouvelle Revue Française N°135, 1er décembre 1924)


Il y a 85 ans, le matin du 3 août 1924, à huit heures et demie précisément, la littérature perdait un de ses plus essentiels génies. La mort venait de lui arracher Joseph Conrad. Il était âgé de 67 ans. Un de ses amis intimes, Richard Curle - ayant eu le triste privilège de se trouver auprès de lui quand l’heure fatidique le frappa contre toute attente - livra un bouleversant témoignage de ses ultimes instants d’existence, dans un texte d’hommage, sobrement intitulé La fin de Conrad.
A la découverte du corps de l’écrivain qui venait de « gliss[er], mort, de son fauteuil sur le plancher », Curle avait été saisi par la beauté et la noblesse de ses traits, où désormais « s’inscrivaient une sérénité et un détachement profonds. »

Il parut alors « si retiré » aux yeux de Curle, que lui revinrent des mots de Miroir de la Mer dans lesquels à présent Conrad se reflétait avec une intensité funestement rayonnante.
 « Personne ne peut dire avec quelles pensées, avec quels regrets, avec quels mots sur les lèvres ils moururent. Mais il y a quelque chose de beau dans le brusque passage de ces cœurs du paroxysme de la lutte et de l’effort et de l’effroyable vacarme, - du vaste emportement tumultueux de la surface, à l’immense paix des profondeurs qui dorment inviolées depuis le commencement des siècles. »
Cet ancien marin détestait se voir qualifié de romancier de la Mer et même s’il savait la peindre comme personne, en évoquer les plus puissantes lames, les plus indifférents remous, les plus hostiles houles dans « la stratégie des tempêtes », il s’agissait surtout d’un « thème de lutte et de délivrance » sur lequel il naviguait sans relâche.

« Son héros n’est pas l’Océan, mais l’homme en conflit avec cet élément traître et cruel », souligna cet autre proche, John Galsworthy qui avait pris la mer de nombreuses fois à ses côtés.
« Les bateaux oui, il les aimait, mais la mer, non. Il ne l’a jamais maudite ; il n’a pas parlé d’elle avec aversion ; il l’acceptait, comme il acceptait l’inscrutable indifférence de la nature. »
Dans l’inoubliable Typhon, le Nan-Shan et les hommes à son bord, à l’image de l’humanité toute entière, n’avaient en effet guère le choix que celui de la soumission et l’attente du coup fatal.
« A travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups. On eût dit une créature vivante en proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes, bâillonnés par le vent ; et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.»
Conrad avait bien connu cet ensorcèlement du « cercle de l’horizon marin », éprouvé par son capitaine au long cours, Marlow, dont la nouvelle Jeunesse marqua la « première apparition dans le monde ». Son gentleman avait hanté ses heures de solitude, avouait-il dans sa préface affleurée par une touchante tendresse à l’égard du personnage qu'il avait créé.
« De toutes mes créations, il est bien la seule qui ne m’ait jamais tourmenté l’esprit. Homme des plus avisés et des plus compréhensifs… »
Il ressemblait comme un frère à ce marin à l’infaillible mémoire, l’esprit d’une activité vive, incessante, tumultueuse, magistrale. Ils avaient en commun le souvenir de leur jeunesse enveloppée du « sentiment qui ne reviendra plus jamais», celui de l’immortalité dans l’éternité qu’ils avaient ressentie face à l’immensité mouvante de la mer, à l’insondable étendue des cieux.
« Le sentiment que je pourrais durer à jamais, survivre à la mer, à la terre, à l’humanité ; ce sentiment trompeur qui nous attire fallacieusement vers les joies, les périls, l’amour, les vains efforts – vers la mort ; la conviction triomphante de la force, la chaleur de la vie dans une poignée de poussière, l’ardeur au cœur qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, diminue et s’éteint – s’éteint trop tôt, trop tôt – avant la vie même. »
Il avait bien tôt compris que « rien ne dure en ce monde, au moins sans changer de visage » ainsi qu'il le formula dans le conte philosophique Victoire.

Galsworthy avait rencontré Conrad en 1893, dans le port australien d’Adélaïde, à bord d’un voilier anglais dont notre auteur était premier lieutenant dans la Marine marchande. Il fascinait par « sa vivacité énergique et savoureuse, […] son cœur si profondément affectueux, […] son esprit subtil aux larges intérêts. Il avait une extraordinaire puissance de percevoir et de sentir ».

Le jeune marin aimait passer son tour de quart à ses côtés sur la dunette, car Conrad – sans doute à la façon si peu typique de Marlow – racontait « des histoires de bateaux et de tempêtes, histoires de la révolution polonaise, histoires des mers de Malaisie, du Congo, histoires d’hommes et d’autres hommes encore […] »

Il avait vu ces lieux secrets de l’Orient et, comme Marlow, ce marin étrangement errant, l’avait peut-être « fouillé jusqu’au tréfonds de son âme même ». Et en même temps qu'elle, la sienne.

Conrad avait réservé à son héros le soin de rapporter d’Afrique noire l’invraisemblable et sombre légende qu’était Kurtz, l’homme aux « ténèbres […] impénétrables » et lui laissait l’insigne honneur de se retrouver placé « pour ainsi dire au rang des morts ».

Joseph Conrad – 1923
Du Congo, on sait encore par Galsworthy que l’auteur avait rapporté des accès de fièvre qui ébranlèrent à jamais sa santé et, depuis, charriait aussi une « profonde et fantastique mélancolie ».

« Il y avait chez Conrad un côté mystérieux, mystérieux non point par affectation, mais par essence, et qui donnait une excitation perpétuelle », se souvint par ailleurs Curle, convaincu qu’« il y avait un Conrad que personne n’a jamais approché, un Conrad solitaire et silencieux, inexplicablement écarté de tout être humain. L’assise dernière de son âme échappait de bien loin à la vue. »

C’est qu’il devait porter, enfouie au plus profond de lui, « toute cette vie mystérieuse des solitudes, qui s’agite dans les forêts, dans la jungle dans le cœur de l’homme sauvage » et dissimulait cette « fascination […] de l’abominable » qui faisait « son œuvre sur [l’] homme » comme disait Marlow alors plongé Au cœur des ténèbres. Elle s’était ainsi infiltrée au cœur de son être même, à jamais. « Imaginez les regrets grandissants, le désir obsédant d’échapper, le dégoût impuissant, la capitulation, la haine [...] Prenez-y garde », avertissait-il par la bouche de son héros.

Comme JeunesseAu cœur des ténèbres, c'« est de l’expérience aussi, mais c’est de l’expérience poussée un petit peu (juste un petit peu) au-delà des faits réels de l’affaire […] », avait admis Conrad.

Quand Marlow navigue « dans la nuit des premiers âges » à travers la jungle résonnant de ces étranges manifestations de vie primitive criante de vérité brute, les pensées que Conrad lui prête le rangent au côté de la poignante unité humaine, blanche et noire, civilisée et sauvage, dans sa paradoxale condition, prisonnière nue de l’insondable mystère dont le cœur se trouve pourtant bien planté en son sein.
 « Oui, c’était assez hideux. Mais si on se trouvait assez homme on reconnaissait en soi tout juste la trace la plus légère d’un écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu’il avait un sens qu’on pouvait – si éloigné qu’on fût de la nuit des premiers âges – comprendre. Et pourquoi pas ? L’esprit de l’homme est capable de tout – parce que tout y est, aussi bien tout le passé que tout l’avenir. Qu’y avait-il là après tout ? – Joie, crainte, tristesse, dévouement, courage, colère – qui peut dire ? – mais vérité, oui – vérité dépouillée de sa draperie de temps. Que le sot soit bouche bée et frissonne – l’homme sait, et peut regarder sans ciller. Mais il faut qu’il soit homme, au moins autant que ceux là sur la rive. Il faut qu’il rencontre cette vérité là avec la sienne, - avec sa force intérieure. Les principes ne collent pas. Les acquis ? Vêtements, jolis oripeaux, - oripeaux qui s’envoleraient à la première bonne secousse. Non : il faut une croyance réfléchie. Un appel qui me vise dans ce chahut démoniaque – oui ? Fort bien. J’entends. J’admets, mais j’ai une voix, moi aussi, et pour le bien comme le mal elle est parole qui ne peut être réduite au silence. Naturellement le sot – c’est affaire de peur panique et de beaux sentiments – est toujours sauf. »
Conrad avait en conscience « l’inconcevable mystère d’une âme qui ne connaissait contrainte ni foi ni crainte, et qui pourtant luttait à l’aveugle avec elle-même ». Aussi ne craignait-il guère de fustiger la courte vue de la bêtise, la sauvagerie de l’ignorance.

« Quand il parlait de choses qui l’intéressaient, qu’il rappelait ses expériences propres ou qu’il exhalait son dédain ou son mépris pour des objets misérables ou pour des écrivains que le souhait d’un succès facile flattait le mauvais goût du public, un feu intérieur semblait couver en lui, prêt à éclater comme le feu qui si longtemps avait couvé sur ce navire en perdition à bord duquel il avait fait son premier voyage en Extrême-Orient », s'était souvenu l’écrivain R. B. Cunninghame Graham au lendemain de la mort de son ami.

« Ce qui, avant tout et d’abord frappait chez lui, c’était le génie », avait-il assuré à l’heure des funérailles, tout recueilli sur l’âme avec laquelle il échangeait depuis trente ans. Il avait le génie de ces hommes qui révèlent le secret au moyen du secret. Loin de toute trahison.

A l’évidence, l’écrivain inspirait le niveau le plus élevé du respect. Il émanait de lui la majesté naturelle de l’élégance intérieure, il portait si haut le sens de l’honneur et de la loyauté, son génie lui conférait une telle image d’homme inaccessible, qu’il était souvent considéré, à tort, comme un aristocrate. Pourtant ces proches étaient unanimes à évoquer la prégnance chez lui d’une simplicité déconcertante, d’une touchante humilité.

André Gide – qui compta parmi ses amis grâce à Paul Claudel qui les avaient présentés – ne s’était pas trompé sur la nature altière de cette âme d’exception. D’ailleurs, ce qu’il aimait le plus chez lui, disait-il, « c’était une sorte de native noblesse, âpre, dédaigneuse, et quelque peu désespérée, celle même qu’il prête à Lord Jim et qui fait de ce livre un des plus beaux que je connaisse, un des plus tristes aussi, encore qu’un des plus exaltants. »

Issu d’une famille de propriétaires terriens polonais, selon Galsworthy, « le mot aristocrate est beaucoup trop sec pour convenir à Conrad ; il n’avait rien de commun avec les classes dirigeantes, il n’en avait pas le sentiment, sauf peut-être ce qu’il en faut pour commander un voilier. Il était avant tout vagabond et artiste, avec une connaissance si directe des hommes et des choses, qu’il ne pouvait supporter les étiquettes et les casiers, ni les théories à bon marché, ni les débauches verbales. Il regardait la vie en face et se méfiait des gens qui ne le font pas. »

Gide renchérissait, sur ce point, alors que « si grande fut [la] curiosité [de Conrad] pour les replis ténébreux de l’âme humaine, il détestait tout ce que l’homme pouvait présenter de sournois, de louche ou de vil. »

Il souffrait d’une blessure profonde, intime, infligée par le sentiment puissant de culpabilité à l’égard de sa terre de Pologne que, l'orphelin qu'il était devenu à dix ans,  avait choisi de quitter à dix-sept ; une décision que d’aucuns là-bas avaient accueillie comme une trahison. Un tel soupçon torturait cette âme à la fidélité sans faille.

« La part de l’inexplicable est à considérer quand on juge la conduite des hommes dans un monde où nulle explication n’est définitive. On ne devrait jamais accuser personne à la légère d’avoir trahi sa foi… la voix intérieure peut rester très fidèle dans son secret conseil. La fidélité à une tradition particulière peut subsister à travers les événements d’une existence sans rapport avec elle, et qui suit, fidèlement aussi, la voie tracée par une impulsion inexplicable », avait-il plaidé dans son Personal record.

La culpabilité résonne aussi au coeur du mystère cernant l'existence de Nostromo qui, à l'article de la mort, entend être « le seul à blâmer », résolu et libre dans le secret, n'ayant « pas à répondre de ces choses devant quiconque ici-bas, homme ou femme ».

« Les magasins de son moi subconscient étaient probablement le plus intéressant et le plus riche musée du monde », s’émerveillait Galsworthy qui notait en outre que Conrad aimait Flaubert, Maupassant, Tourgueniev, Henry James.

En revanche, se souvint son vieil ami, « le nom de Dostoïevski agissait sur lui comme un chiffon rouge ; on me dit qu’il reconnut une fois que Dostoïevski était profond comme la mer. Peut-être était-ce pour cela qu’il ne pouvait pas le supporter. »

Son érudition phénoménale – nourrie par les multiples existences qu’il avait vécues grâce à ses aventures douloureuses de l’exil, périlleusement initiatiques à traverser les mers, par la littérature qu’il dévorait, en trois langues, avec avidité – servait son grand œuvre à la perfection acharnée, auquel il se voua avec la passion d’un forcené jusqu’à son dernier souffle.

 « Il écrivait vraiment avec son sang et ses larmes et ne pouvait travailler que dans la retraite », témoigna encore Galsworthy.

« Je n’aime pas le travail – personne ne l’aime – mais ce que le travail recèle – la chance de se trouver », avait confié Marlow sur les rives du fleuve noir, attelé à la pénible tâche de remettre à flots son rafiot en fer-blanc.

Le travail et a fortiori l’œuvre faisaient figure de don, dans le sens de révélation pour l'écrivain qui découvrait « sa réalité propre – pour soi-même, pas pour les autres – ce que personne d’autre ne pourra jamais savoir. Ils ne sauraient jamais voir que la seule apparence, sans jamais pouvoir dire ce qu’elle signifie vraiment ».
 
Ce texte a été ultérieurement publié par le philosophe et écrivain Jean-Clet Martin sur son site Strass de la Philosophie.

Hommage à Joseph Conrad 1857 - 1924 (Ed. NRF, La Nouvelle Revue Française N°135, 1er décembre 1924)
Jeunesse, Joseph Conrad, traduction de G. Jean Aubry (Ed. Gallimard, Folio)
Typhon, Joseph Conrad, traduction de André Gide (Ed. Gallimard, Folio)
Au coeur des ténèbres, Joseph Conrad, traduction de J.-J. Mayoux (Ed. Flammarion, GF)
Victoire, Joseph Conrad, traduction de Paul Le Moal et Sylvère Monod (Ed. Gallimard, Folio)
Nostromo, Joseph Conrad, traduction de Paul Le Moal (Ed. Gallimard, Folio)